Tout un fromage !

Renée était pliée en deux sur la cuvette des toilettes. Oh misère, quelle gueule de bois… Elle se vidait par tous ses orifices et si elle avait été en mesure de penser, elle se serait faite la promesse de ne plus jamais toucher une goutte d’alcool. Et pourtant, chaque année à la même date, elle revenait sur cette bonne résolution. Le Grand Sabbat était l’occasion pour elle de se murger avec les copines et lorsqu’elles étaient toutes là, réunies autour de la table de banquet à évoquer leurs faits d’armes autour de grandes tartines de fromage made-in-Renée, l’alcool coulait à flots.

Il faut dire que la période était prospère pour les sorcières. Dernièrement, l’humanité avait sombré dans la plus abyssale des sottises et, manipulée en amont par ces talentueuses jeteuses de sorts, s’était fait l’écho d’absurdités idéologiques confinant à la psychiatrie.

L’Homme, lorsqu’il se croyait du côté de la vertu, n’avait pas de limites. Il était prêt à imposer à ses contemporains des comportements et manières de vivre relevant de la folie furieuse. Dans le cas où ces mœurs clamés vertueux n’étaient pas respectés, il s’octroyait le droit de sortir de l’humanité ses adversaires idéologiques. Je suis le Bien, si t’opposes à moi, c’est que tu es le Mal, et tuer le mal n’est pas un crime, se répétait en boucle le vertueux, si bien que d’idéologue il devenait psychotique. Nazis, Khmers rouges et autres fanatiques religieux de tout poil n’avaient cessé d’illustrer cette règle intangible au cours de l’Histoire humaine.

Renée avait passé sa soirée de la veille à rire des anecdotes de ses consœurs. Et lorsqu’elle rigolait, elle ne faisait plus attention à ce qu’elle buvait. Mais bon sang, ces histoires de trottoirs plus larges pour éviter les agressions, d’indifférenciation des sexes, de déconstruction, le tout porté au nu par de jeunes personnes naïves souvent aux limites de l’inculture et sans le moindre esprit introspectif, voilà qui était un coup de maître de la part de ses sœurs. Jadis, les tentatives des sorcières pour corrompre le genre humain s’étaient soldées, à relativement court terme, par des échecs. La violence des idéologies antagonistes du XXe siècle avait démontré les failles de ces sortes de logiques meurtrières. Elles ne duraient pas. Comme d’une maladie, l’humanité finissait par s’en débarrasser, et bien souvent dans le sang et les flammes.

Avec cette nouvelle sorte d’aliénation, point de sang, point de flammes, mais une lente dégénérescence de la société, où toute règle, toute morale étant jugée réactionnaire et donc nazie par les gardiens de la vertu, dispensait à jamais ce même camp du Bien d’en inventer une nouvelle. La seule règle de la secte étant qu’il était interdit de critiquer et la secte et son dogme. Pudeur, courtoisie, beauté, classe, toutes ces valeurs qui composaient jadis le socle de la civilisation se retrouvaient moquées, ostracisées, ridiculisées comme autant de jalons d’un monde dont il fallait à tout prix se débarrasser.

Renée n’était ni féministe, ni antiraciste, ni woke ni pro-trans, elle était une sorcière qui avait signé, comme toutes les sorcières, un pacte avec le diable. Et de ce pacte découlait une conduite qu’adoptait toute sorcière. Viser la destruction de l’humanité par tous les moyens possibles et imaginables. Celui-ci n’en était qu’un parmi tant d’autres.

Plus tard, assise devant son mug « J’M Belzébuth » dans lequel un alka-Seltzer finissait de se dissoudre, Renée se massait les tempes quand elle entendit frapper à sa porte. Qui venait donc l’importuner aussi tôt un dimanche matin ? Un rapide coup d’œil au travers du judas lui permis de découvrir le visage de l’importune. Cheveux bleus et violets, coupés courts, la moitié droite du crâne rasée, des anneaux au nez, aux lèvres, aux sourcils et probablement ailleurs dans des zones invisibilisées par les vêtements, vêtue d’un t-shirt mauve où l’on pouvait lire peint en gris « ACAB » à côté d’un symbole de poing levé, la caricature du progrès se tenait à l’entrée du domicile de Renée. Son large sourire faisait ressortir un immonde vert-à-lèvres qui rappela aussitôt à notre sorcière l’album « Astérix en Helvétie », où les vestales incarnant la décadence rivalisaient d’imagination pour s’enlaidir.

Renée était amusée par cette espèce d’idolâtrie que ces femelles humaines ressentaient pour sa personne. Dans les cercles du pouvoir médiatique, elle était l’invitée de référence des émissions où il était question de déconstruction, de pouvoir patriarcale blanc ci-genre, de culture du viol, d’humour oppressif, et toutes ces inventions démoniaques sorties des nombreux conclaves de sorcières durant lesquels les suppôts de Satan complotaient sur la meilleure façon de pousser l’humanité à sa perte. La fille de l’autre côté de la porte ne deviendrait jamais sorcière. Trop bête, et probablement trop bienveillante. Faire le mal, c’était un combat de judo qui consistait à utiliser la vertu des humains contre leur propre race, les persuadant ainsi qu’ils étaient des êtres bons alors qu’ils faisaient objectivement le mal. Il fallait être futé pour faire le mal, le penser, le conspirer dans tous ces détails que le rendaient efficace. Et la plupart des spécimens du type de celui qui attendait devant la porte était tout juste pourvu d’une cervelle.

« J’ai lu TOUS-VOS-LIVRES, madame Latourbe ! » se vantait la jeune fille assise face à la sorcière, un mug de chicorée fumante devant elle. Renée pouffa intérieurement. Des livres, elle n’en avait écrit aucun. Elle utilisait plusieurs nègres pour ce travail rébarbatif, des auteurs sans talents qui ne voyaient pas d’offense à écrire pour quelqu’un d’autre, du moment qu’ils étaient payés. Il y avait six livres signés Renée Latourbe. « Comment déconstruire son petit-ami » « Le féminisme du XXIe siècle face au néonazisme patriarcal blanc », « humour oppressif : comment les comiques font le jeu de la Réaction » « Charge mentale : de quelle manière l’homme oppresse la femme en étant lui-même » « Politique du genre : pourquoi l’homme blanc a imposé une sexualité oppressive » … Tous ces poncifs du progressisme réassemblés dans tous les sens suffisaient à plaire à son lectorat d’illuminées. À vingt euros le livre, l’avenir financier de Renée était assuré grassement. La femme (Renée supposait qu’il s’agissait d’une femme, sans vouloir mégenrer son interlocutrice) ne cessait de déblatérer, réactivant ainsi chez la sorcière un début de migraine.

« Pardonnez-moi un instant, siffla t’elle, j’ai besoin de prendre une aspirine. »

Renée s’éloigna vers la salle de bain, et alors qu’elle cherchait de quoi calmer sa migraine sur le retour, elle entendait sa groupie qui s’extasiait sur les photos accrochées au mur. « Oh ! Une photo de vous avec Sandrine Rousseau ! Oh une autre avec Caroline de Haas ! Tiens ? Mais ça n’est pas Robin Di Angelo sur celle-ci ? » et Renée oyait ainsi son invitée énumérer les noms de ses consœurs. « Oh ! Une cuve remplie d’enfants morts ! Attendez… Quoi ?! »

Et merde. La fouineuse avait poussé la curiosité jusqu’à ouvrir la porte de la cave où chaque année Renée préparait son fromage en vue du sabbat. Un fromage de gosses comme elle seule en avait le secret, avec juste ce qu’il fallait de paprika, de thym, de sel de céleri et quelques mômes entre quatre et six ans. Un régal à propos duquel sa sororité la couvrait d’éloges à chaque nouveau festin.

« Je…Sont-ce des enfants de nazis ? »interrogea notre ingénue progressiste avant de se voir rétamer par un formidable coup de pelle. « Ils sont utiles, mais qu’est-ce qu’ils sont cons… » maugréa Renée, la pelle ensanglantée à la main et soudain d’humeur noir. Car si tuer ne la dérangeait pas (elle était plutôt douée pour cette activité qu’elle considérait comme un loisir) le gaspillage avait le don de la mettre en colère. Ses cuves étant pleine, et le cadavre de la jeune femme de toutes façons bien trop gros, elle ne pourrait en tirer le moindre fromage. Même pas de quoi s’enfiler une tartine. Ça lui faisait l’effet de jeter à la poubelle un gros gâteau fumant qui sort à peine du four.

Un coup de fil plus tard, elle avait retrouvé le sourire. Sa bonne amie Adnée, antique sorcière de cent-dix-neuf ans, viendrait lui prendre le cadavre pour en faire du pâté. Adnée était au pâté ce que Renée était au fromage, à cette différence près que l’âge des ingrédients n’avaient que peu d’importance pour la confection de terrines humaines. Lorsqu’aux alentours de trois heures du matin, elles chargèrent ensemble le corps de la petite curieuse dans le coffre de la deux-chevaux d’Adnée, cette dernière lâcha en ahanant: « Tu vois, à chaque problème sa solution ! C’était pas la peine d’en faire un fromage ! »

Et les deux sorcières partirent d’un rire démoniaque qui sembla durer une éternité.