
1
La gueule du doc flaire pas bon la bonne nouvelle. Déjà, il me regarde pas dans les yeux. Mauvais signe, ça. Et puis le voilà qui fouille dans ses papiers. Il gagne du temps. J’abrège.
« Alors doc, les résultats sont bons ? » je suis taquin, j’avoue. Je sais bien qu’il s’apprête à m’annoncer un sale truc. Il finit par avoir le courage de croiser mon regard. « Non, monsieur Germain. Ils ne le sont pas, désolé. »
Cancer. Stade 4.
Le pancréas, avec des métastases au foie et aux reins. Il me donne un an, mais je lis sur sa tronche que c’est plus certainement six mois. Avec de la chance. Le plus étrange c’est que je n’ai quasiment mal nulle part. Un peu au dos, mais j’ai 55 ans, et une vie entière à maçonner, ça laisse des traces. Dire que je suis venu le consulter, la semaine dernière, pour les foutues migraines que je me coltine depuis l’adolescence. « À votre âge, faudrait penser à faire un check-up complet, monsieur Germain. » qu’il avait dit. Et hop, sitôt dit sitôt fait, prises de sang, examens d’urine, il a même envoyé des types fouiller jusque dans ma merde.
2
J’ignore si c’est dans ma merde ou dans ma pisse qu’on a trouvé ces traces de cancer, mais voilà plusieurs semaines que je suis face à un dilemme. Je vais mourir. Ça, je m’en accommode. Mais que vais-je laisser ? Je veux dire, comment les gens se souviendront de moi ? Si je veux être honnête avec moi-même, je n’ai pas vraiment été ce qu’on appelle un citoyen modèle. J’ai beaucoup bu, me suis tapé plus de putes que mon banquier me l’aurait permis, j’ai refilé une MST à ma femme, laquelle m’a quitté pour se taper le voisin. J’ai cassé la gueule du voisin et c’est uniquement grâce à mon vieil ami Paul, avocat de son état, que j’ai évité la prison. Voilà ce que je vais laisser dernier moi. Le souvenir d’un vieux con porté sur le cul, la bouteille et la bagarre. Tu parles d’un tableau flatteur…
3
J’ai repenséà l’avorton l’autre soir que je réfléchissais à l’endroit où j’aurais envie qu’on répande mes cendres. Ce type, je lui en ai vraiment fait baver à l’époque du lycée. Avec la bande de cancres qui me suivait partout, on lui a mené une vie d’enfer. On lui piquait son pognon, on le cognait sans raison, une fois même, on lui a collé la tête dans la cuvette des chiottes. Je me rappelle qu’un étron flottait à la surface et lorsqu’on lui a ressorti la tête de l’eau, il s’est mis à dégueuler en toussant. On aurait qu’il était sur le point de faire une crise cardiaque. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ce jour-là…
4
J’avais plus repensé à l’avorton depuis… En fait, je n’avais plus jamais vraiment repensé à lui. À l’époque, je le croisais dans les couloirs du bahut, ou dans la cour et je me disais juste « tiens, allons emmerder l’avorton !» quand il passait devant mon champ visuel. Le reste du temps je n’y pensais jamais. Il n’était pour moi que le souffre-douleur qui aide a passer le temps et à se divertir lors des interclasses. Et quand j’ai quitté l’école, il est sorti de ma tête.
Faut que je le retrouve, que je lui présente mes excuses. Je pourrais partir plus léger après ça.
5
Je suis devant la porte de son appartement. J’ai du mal à y croire, il s’agit d’un taudis dans une barre HLM au 5ème étage d’un immeuble dégueulasse. Dans mes souvenirs, il était plutôt intello l’avorton. Du genre à finir ingénieur ou ministre. Pas le genre à atterrir dans ce genre de carnichot des temps modernes, ces masures pour immigrés subsahariens et leur volaille. Tout sauf des logements d’élite.
Je frappe, j’entends du bruit. Un mec que je semble réveiller. J’ai du me tromper d’adresse, ça peut être que ça. Mais je reste tout de même planté devant la porte. Je veux en avoir le cœur net.
6
La porte s’ouvre, c’est bien lui. Il a vieilli mais il a malgré tout gardé la même tête de con que dans mes souvenirs. Il est pas rasé, il pue la sueur et le whisky bas de gamme. Y’a de grosses cernes sous ses yeux, des cernes jaunies d’alcoolique sur le point de payer le prix fort pour son addiction à la bibine. Il doit picoler beaucoup et depuis longtemps. Il jette sur moi un œil à demi fermé. Il pipe pas un mot. « Salut l’avor…. Salut Étienne ! Tu te souviens de moi ? » que je lui lance pour briser la glace. Il a pas l’air. Je me mets en tête de lui rafraîchir la mémoire. « Jérôme Germain, du lycée Pagnol, on t’a mené la vie dure à l’époque, même si j’imagine que tu dois peut-être même pas t’en souvenir tellement c’est loin… » Mais je vois à son regard qu’il s’en souvient très bien.
7
Je vois pas arriver le premier coup, direct dans ma mâchoire. Je la sens qui se brise sur le coup et ça fait un mal de chien. D’accord, je l’ai pas volé. Mais il n’en reste pas là et commence à me rouer de coups à terre, comme un arabe.
« ORDURE ! SALE ORDURE ! qu’il gueule en me passant à tabac, T’AS RUINÉ MA VIE ! T’AS RUINÉ MA VIE ! » et il cogne avec ses pieds et ses mains aussi fort qu’il semble capable de le faire. J’essaye de lui dire d’arrêter, que j’étais justement venu pour m’excuser, mais allez essayer de parler avec une mâchoire cassée. « Ahète Éhienne, he hé pas de hal » et même s’il comprenait ce que je lui raconte il s’arrêterait pas de me cogner. Cette branlée, ça fait trente ans qu’il attend de me la mettre.
8
J’ai compris plus tard. La noyade dans les chiottes, ça l’avait marqué plus que j’aurais cru. Il en avait fait une dépression nerveuse avec à la clef cinq ou six tentatives de suicide. Sa névrose, que mes potes de calvaire et moi-même lui avions collée, s’est muée en sorte de phobie sociale définitive, lui barrant l’accès à toutes cas professions dans lesquelles il aurait excellé. A la mort de sa mère, dix ans plus tôt, il avait plongé. Il vivait depuis dans ce boui-boui dont il payait le loyer grâce à l’AAH et autre type d’aides du même tonneau. Ni femme ni enfant, juste l’alcool et les psychotropes. Et la mort au bout du chemin, beaucoup plus tôt que ce qui aurait été prévu sans mon intervention.
9
J’ai pas porté plainte. Même quand le médecin est venu m’annoncer que j’étais désormais tétraplégique. Le bougre d’avorton avait cogné de toute sa rage et m’avait éclaté la colonne vertébrale. « C’est pas grave, docteur, que j’avais dit. Le peu de temps qu’il me reste, ça me dérange pas de le passer au lit. » Et le médecin avait fait une drôle de tête.
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Une sacrée drôle de tête vu qu’aux examens, il n’avait trouvé aucune trace de tumeur nulle part. Juste une tension légèrement élevée, ce qui pouvait expliquer mes migraines et se soignait très bien avec les médicaments adéquats, mais pas le moindre cancer. Je pétais la forme. Si on mettait de côté le fait que j’étais désormais aussi énergique qu’un Stephen Hawking en fin de course. Mon alcoolique de médecin traitant avait intervertit mes résultats d’analyses avec ceux d’un cancéreux bien réel.
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Quelques temps plus tard, j’ai apprit la mort de l’avorton. Il avait enfin réussi à se suicider, et visiblement, le choc de ma visite n’était pas étranger à son acte. Je n’avais pourtant pas porté plainte, certain que j’étais de passer l’arme à gauche bien avant lui, bien avant la fin de l’année même. Mais me revoir avait été pour lui le détonateur de sa motivation. J’avais bien malgré moi réveillé ces souvenirs qu’il s’acharnait à occulter depuis des décennies. Des années de psychanalyse foutues en l’air.
Quant à moi, je dois avouer que dans ma situation, le suicide est une idée réjouissante. Partir, à mon tour, me permettrait peut-être d’obtenir son pardon dans l’autre monde, mais allez essayer de vous suicider quand la seule partie de votre corps que vous pouvez encore faire bouger est votre paupière droite.
Sans la maîtrise de sa motricité, la seule chose qu’on ressent c’est cette impression d’être prisonnier, coincé dans sa carcasse, comme la tête maintenue dans la cuvette des chiottes.