
L’homme est fasciné par la performance. Je crois que c’est ce constat qui a motivé Jorgen Phil a penser sa « grand ligne plate». L’idée, c’était de donner la possibilité à l’homme d’acheter physiquement son salut par sa performance physique. Un peu à la manière du gladiateur qui gagne sa liberté à force de combats héroïques dans l’arène.
La Grand Ligne Plate était une piste en bitume de 6000km qui reliait Paris à New-York en ligne droite. Elle surplombait les terres mais surtout les océans à plus de 2 000 mètres d’altitude. C’était une sacrée prouesse, un genre de « tunnel sous la manche » privé que Jorgen Phil s’était payé avec ses propres deniers, à la différence que ça n’était pas un tunnel et qu’il surplombait l’atlantique. Parler d’argent ici serait indécent, mais à l’époque de son inauguration, question coût, on parlait de la moitié du PIB de la Chine. Je ne saurais dire si on avait exagéré.
Emprunter la Grande Ligne Plate était gratuit. Bon, presque gratuit. On payait tout de même l’ascension. Depuis Paris, porte de saint-Cloud, on lâchait huit euros au liftier chargé de conduire le wagon jusque dans les hauteurs. Une fois là-haut, on montait sur son vélo et c’était parti pour le grand voyage. Ah oui, je n’ai pas précisé : la Grande Ligne n’était accessible qu’aux cyclistes.
De Paris à New-York, il n y avait rien d’autres que de la route. Ni buvettes, ni aire de restauration, ni gîte, ni hôtel. Une fois en haut, on avait intérêt à avoir pris de quoi tenir avec soi.
Je sais que le nom de Jorgen Phil vous dit quelque chose. Je vous aide : « Les saucisses Jorgen, on les aime, on les aiimmeuuh, les saucisses Jorgen, font la fête dans vos assiettes ! »
Voilà. Je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui n’ai pas mangé un jour une saucisse Jorgen. L’air de rien, la saucisse, ça paye, ça paye plutôt pas mal. À notre époque, où l’or vaut cent fois moins qu’un boyau de cochon, on peut dire que le père Jorgen avait bien su mener sa barque. Ce qu’il avait gagné avec ses abattoirs, il l’avait investit dans sa Grand Ligne Plate. Philanthrope, le bonhomme, que je me disais.
La plupart de ceux qui choisissent la Grand Ligne Plate sont des marginaux. Ils quittent l’Europe pour partir « à la conquête de l’Amérique » ainsi qu’ils l’ont vu dans les films. Cette idée de tout recommencer ailleurs est tenace chez les désespérés. Moi, désespéré, je ne l’étais pas. J’avais juste le goût du défi et de l’aventure. Mon vélo était un modèle Z33 de chez Layer industrie. Je l’avais payé plus de 30 000 euros puisés sur l’hypothèque de ma maison. Pneus increvables, selle masseuse, injection d’endorphine et de cortisol à gogo, je me voyais faire l’aller-retour six fois en danseuse et en redemander ! J’imaginais les crépitements des appareils photos des journalistes à mon arrivée à New-York city, et ces quelques mots d’anglais que je leur lancerais du haut de ma superbe : « Well, that was nothing, you know ; it’s just… well, I mean : I’m just french ! » et les voir rire à ces bons mots.
Je suis parti un vendredi. J’avais bien dormi la nuit passée. Très important le sommeil. J’avais avalé un repas longue portée, ceux qui vous rassasient pour six jours. Comme je vous le dis, je n’avais rien laissé au hasard.
Lorsque l’ascenseur a atteint le sommet, le point de départ de La Grande Ligne Plate, je me suis senti envahi d’un sentiment d’orgueil. Lorsque l’on voit le monde d’en haut, on a vite l’impression d’être Dieu.
La route faisait environ deux cents mètres de largeur. Ça peut paraître beaucoup pour qui a l’habitude de rouler sur Terre, mais lorsque vous êtes suspendu à deux kilomètres du sol, les dimensions vous paraissent toujours trop étroites.
Un huissier avait donné le top départ et nous nous étions mis en route.
La plupart de mes compagnons d’aventures roulaient sur des vélos non-entretenus. À peine dix kilomètres passèrent avant que ne surviennent les premiers accidents. Pneus crevés, chute, chaîne qui cassent. Les petits joueurs faisaient demi-tour direction l’ascenseur. Heureusement pour eux, ils n’étaient pas encore bien loin du point de départ.
La nuit, j’avais l’habitude de planter ma tente tout au bord de la route. Les pieds dans le vide, je contemplais les nuages en croquant dans ma ration. Personne n’osait venir me déranger, tous me croyaient fou, inconscient de m’installer si prêt du bord. J’étais pourtant bien plus prudents qu’eux.
J’ai vu les premières bagarres à partir du kilomètre 400. Des coureurs partis sans prendre suffisamment de provisions, sans tente, sans réfléchir. Au kilomètre 900, j’avais déjà assisté à plusieurs scène de lynchage suivi de cannibalisme. Je passais devant eux, frais comme une rose, pédalant calmement sur mon vélo de luxe et ils ne semblaient même pas me voir. Sans doute croyaient-ils que j’étais un membre du staff pour être aussi propre sur moi à ce stade de la compétition.
Mais des membres du staff, il n y en avait pas. L’anarchie régnait du début à la fin, du départ jusqu’à l’arrivée. La Grande Ligne n’était couverte par aucune juridiction. L’on pouvait y tuer sans être inquiété et les participants ne s’en privaient pas.
La nuit, je m’asseyais sur le rebord du monde, les pieds dans le vide, et je regardais les autres me prendre pour un fou. Pratique, ce rôle de désaxé. C’est un répulsif à emmerdeur naturel. J’adorais voir les nuages d’en haut, j’oubliais que j’étais entouré de cinglés prêts à s’entre-tuer et je me contentais de profiter du voyage.
À mi-chemin, je ne croisais plus que des zombies. Ravagés par la fatigue, entamés par la tremblotte que provoque le cannibalisme, ils ne roulaient plus droits et finissaient par tomber dans le vide, comme des mouches aspergées d’insecticide.
Sur la ligne d’arrivée, nous étions environ soixante, contre plus de mille au départ.
Je ne dirais pas que j’étais en forme, non, mais je n’étais pas anéanti. J’avais bien préparé mon voyage, bien dormi, bien mangé, le voyage avait été rude mais passionnant. Lorsque j’ai vu la route s’incliner et s’incliner encore vers le bas, tel un pont-levis désarticulé, j’ai eu le bon réflexe.
Le modèle Z33 est munie d’une option rétropédalage à l’hydrogène. Coûteuse, l’option, mais j’aime mettre toutes les chances de mon coté.
Alors que tous les autres participants tombaient dans le vide, s’écrasant dans les bennes de ce qui me semblait être un énorme bâtiment de nettoyage industriel, je remontais une pente à 50 degrés en pédalant doucement pour aider le moteur.
J’ai fait peut-être trente kilomètres à contresens avant qu’une navette estampillée Jorgen Phil ne se pose devant moi. Deux types en costume, l’air très gênés, sont venus à ma rencontre et m’ont proposé un apéritif. Après un aussi long voyage, j’avais plutôt envie d’une douche et d’un bon lit, mais j’ai tout de même accepté de bon cœur.
Entre deux coupes de Cristal, ils m’ont fait une proposition du type de celles qu’on peut difficilement refuser. D’abord parce qu’ à une époque où 90% de l’humanité vit sous le seuil de pauvreté, on ne refuse pas dix millions d’euros. Ensuite parce que j’ai vite compris qu’il n y avait pas d’alternative viable à cette offre qu’ils me faisaient.
Ce que j’avais vu ne me donnait pas le droit de regagner l’humanité tout frais en vélo, comme si de rien n’était.
Depuis deux mois maintenant, je fais la promotion des saucisses Jorgen Phil partout dans le monde. J’en suis l’ambassadeur international. En tant que « grand vainqueur de la Grande Ligne Plate », on me reçoit comme un chef d’Etat partout où je vais.
Aujourd’hui, je peux vous le dire, « les saucisses Jorgen font la fête dans vos assiettes » , mais quelques jours auparavant, elles faisaient du vélo.