La capsule

« Ce foutu virus aura ma peau ! » éructait Jacques Moine entre deux quintes d’une toux sanglante. Pâle comme un linge, alité depuis plus de deux semaines, on l’aurait facilement pris pour un cadavre. Un cadavre dont le fiel qui gorgeait son âme nihiliste agissait sur lui comme une sorte de rempart contre la maladie. Moine allait crever, il le savait et s’en réjouissait, mais beaucoup plus lentement que les autres. Ceci dit, arrivé un certain âge, vaut mieux mourir. Ce qui reste de ce qu’on a été ne vaut pas la peine d’être vu. Un fossile, porté aux nues par toute une génération de lecteurs idiots qui n’avaient pas compris que l’ œuvre de sa jeunesse valait mille fois celle de ses vieux jours. Bien plus transgressive, plus piquante, et tellement plus intelligente. En vieillissant, Moine avait pourri. Il avait lâchement cédé aux sirènes du conformisme et s’était mis à écrire de la merde, comme son éditeur le voulait. Pile dans l’air du temps, des romans sandwichs desquels Ruquier pouvait dire, en faisant semblant de les avoir lus, « qu’on ne pouvait plus les lâcher une fois commencés ». Moine avait fait mai 68, il avait érigé des barricades au nom d’un interdit d’interdire foulé au pied par les descendants de son idéologie libertaire. Des héritiers devenus plus moralistes, plus puritains que les pires grenouilles de bénitiers des années 50 contre lesquelles Moine s’était battu.

Le soir, avant de se coucher, Moine avait pris l’habitude de cracher à la face de son reflet dans le miroir. « Pauvre merde » sifflait-il pour lui-même. Sur les quarante-trois livres qu’il avait écrit, seuls les trois premiers étaient à son sens des œuvres majeures. « Sédition », « La fin » et « L’usurier » avaient un sens, voulaient dire quelque chose, transmettaient un message, une morale, forçaient le lecteur à la réflexion. Et tout ce qu’il avait écrit après cela n’était que du vent.

Ce qui rongeait Jacques Moine, en plus de la maladie, c’était l’idée qu’il laisserait une postérité médiocre. Car s’il pouvait encaisser toutes les futilités médiatiques qui l’aidaient à remplir son compte en banque, il se rongeait l’âme à l’idée de laisser de lui l’image d’un écrivain plat et soumis. Alors il avait songé à la capsule temporelle.

L’idée était d’enterrer une capsule en métal hermétique à cinq mètres de profondeur. Laquelle serait remplie des œuvres non-publiées et totalement inconnues du public de Jacques Moine. Trois manuscrits qu’il avait écrits dans ce but précis, celui d’être découvert longtemps après sa mort afin qu’il soit célébré comme l’écrivain majeur du XXIè siècle. Un mythe, voilà ce qu’il voulait devenir.

Et puis il y avait eu le virus H5N1-dièse. La Grande Faucheuse, comme les médias l’avaient surnommé. Il avait généré une épidémie à côté de laquelle celle des années Covid passait pour une promenade de santé. Un virus contagieux, mortel dans 80 % des cas de contamination, issu d’une mutation du déjà très dangereux H5N1. Et Moine l’avait chopée, cette satanée maladie. Il était en phase 3. Toux, vomissements, maux de tête, fièvre. La phase 4, ça serait les convulsions, la perte de la raison, puis viendrait la phase 5, la phase terminale. Hémorragie cérébrale, liquéfaction des organes internes, décès.

Moine s’en foutait. Il était vieux et sa vie était derrière lui. Mourir d’une maladie de ce type ou d’un cancer, quand on a 90 ans, quelle différence ?

Au prix d’un effort harassant, et écrasé par plus de quarante degrés de fièvre, il s’extirpa de son lit, tout dégoulinant de sueur, et se traîna jusqu’à l’entrée de son manoir où il avait déposé, quelques jours plus tôt, sa capsule temporelle prête à être scellée .

Toute ma potentielle postérité réside dans ma capacité à ne pas mourir avant d’avoir enterré cette maudite capsule, songea l’écrivain, envahi par une angoisse dévorante. Il avait tout prévu. Dehors, l’attendait une pelleteuse qu’il avait louée le mois passé. Pas question pour lui de creuser à la pelle un trou de trois mètres de profondeur. Il aurait fait une crise cardiaque au bout de trois pelletées. Il avait apprit à conduire ce type d’engin au cours de sa jeunesse prolétaire, et c’est avec beaucoup de difficulté qu’il réussit à grimper à son sommet.

Moine avait choisit une magnifique petite clairière pour y enterrer son message aux générations futures. En plus des trois manuscrits, il laissait une lettre qui expliquait ses renoncements, sa lâcheté et sa démarche d’écrivain en quête de repenti. Il fallut moins d’une quinzaine de minutes pour qu’un trou suffisamment profond soit creusé. La capsule y fut déposée, et lorsque Moine se leva pour s’assurer depuis le poste de pilotage de son engin qu’il pouvait maintenant combler le trou, son cœur se serra. C’était la faucheuse qui venait clôturer son compte. Moine s’effondra sur le côté, chuta du haut de la pelleteuse et s’écrasa pile à l’emplacement où gisait, quelques mètres plus bas, sa précieuse missive temporelle. C’est à ce moment là que la pluie se mit à tomber.

Au bout de quelques heures d’une pluie battante, les monticules de terre déposés par la pelleteuse sur les côtés du trou finirent par s’affaisser puis s’effondrèrent complètement, recouvrant et la capsule et le cadavre de son propriétaire.

La pluie tomba trois jours et trois nuits durant, et lorsqu’enfin le soleil perça entre les nuages, il ne restait plus le moindre indice pouvant laisser penser qu’on avait un jour creusé par ici, à l’exception de la pelleteuse, laquelle fut rapatriée deux jours plus tard par un agent de la société de location, toussant et crachant du sang, et qui creva le lendemain du même mal qui avait emporté Moine.

Des siècles s’écoulèrent. L’humanité, annihilée à plus de quatre-vingt dix pour cent à cause de la pandémie se remit péniblement de cette catastrophe. Aux alentours de l’an 3000, la planète Terre comptait cent millions d’êtres humains, contre seulement quelques centaines de milliers d’âmes à l’issue de l’épidémie.

Noyle était de ceux-là. Le monde dans lequel il grandissait était un monde vivant, jeune, intrépide. La baisse drastique de la population avait engendré chez l’Homme une frénésie de vie, de savoir et de spiritualité qui avaient mis un terme à ce qu’avait été jadis la société de consommation. Il y avait les avantages de la science, de la technologie sans ses inconvénients. L’usage de l’électricité, bien qu’existant, restait rare. Ce qui avait été naguère la France était désormais un large territoire composé d’une myriades de petits bourgs connectés entre eux par le commerce des denrées cultivables. Les trains sillonnaient le pays et chaque village, même le plus petit, avait sa gare. L’automobile, vestige de la société autodestructrice du 21e siècle, n’avait plus sa place qu’au milieu d’un musée. Il faisait bon vivre dans ce monde peu peuplé, donc peu en clin aux guerres, et où chacun avait la possibilité de se nourrir grâce au fruit de son travail. L’écrasante majorité de l’humanité était paysanne. Le plus noble des métiers de l’époque. Mais pas Noyle.

Noyle était passionné de littérature. Celle du 19e et du 20e siècle. Évidement pas celle des années vides, comme il aimait à qualifier le début du 21e siècle et son néant littéraire, où l’entre-soi bourgeois ne produisait plus que des livres de qualité médiocre, issus du plus consternant des népotisme. Noyle enseignait l’histoire de la littérature à l’université, mais son violon d’Ingres, c’était une sorte d’archéologie bien particulière.

Cela faisait presque trente ans qu’il s’échinait à retrouver des écrits perdus, des joyaux d’une littérature antérieure à ce grand Chaos qui avait remis de l’ordre dans les crânes. Et il en était sûr, le vieux Jacques Moine avait dû planquer quelque part des écrits inédits des plus subversifs. Noyle connaissait tout de l’œuvre de Moine. « Sédition », « La fin » et « l’usurier » avaient bouleversé sa vie et sa vision du monde comme seuls les livres de génie savent le faire. Dans ce qu’il restait d’archives, il avait rassemblé un certain nombres d’indices, de déclarations énigmatiques de Jacques Moine qui le laissait penser que l’écrivain avait forcément dû laisser, planqué quelque part, un genre de message pour la postérité. Noyle savait où Moine avait vécu ses derniers jours et aujourd’hui, après presque dix ans passés à solliciter l’État, il venait d’obtenir la permission de fouiller ce qui avait été jadis la propriété de l’écrivain.

* * *

Noyle faisait face à une immense assemblée d’érudits. Debout devant son pupitre, il relisait son discours avec fébrilité. Il avait encore du mal à y croire. Il se revoyait, dix jours plus tôt, exhumant la capsule temporelle dans laquelle il avait découvert les oeuvres inédites de Moine. Il se souvenait de cette intense exaltation qu’il avait ressenti lorsqu’il avait compris qu’il venait enfin de mettre la main sur ce trésor tant convoité. Et aujourd’hui, face à un public d’érudits venu des quatre coins du globe pour entendre ce qu’il avait à dire, il tremblait.

Noyle était pourtant loin d’être anxieux de nature, et ces tremblements n’étaient pas le fruit de l’angoisse que tout un chacun peut ressentir au moment de s’exprimer en public. Ils étaient d’un autre ordre. En relisant ses notes, il suait à grosses gouttes. Il sentait sa transpiration perler le long de son dos et tremper sa chemise. Et il avait chaud, oh comme il avait chaud.

Dans ses veines se multipliait la Grande Faucheuse, virus endormi des siècles aux abords d’une carcasse d’écrivain à demi-fossilisée qui, mélangée à l’humidité de la terre, lui avait servi de glacière.

Noyle avait terminé son discours. Il avait envie d’écourter les mondanités pour aller prendre le lit. Mais avant cela, il consenti tout de même à aller serrer quelques mains.