La roulotte

J’avais déjà fait cette promenade. Peut-être deux ou trois fois. Je partais généralement le matin aux alentours de dix heures, je marchais rapidement depuis le hameau du Climont pour arriver vers midi au sommet de la montagne du même nom. Le Climont, ou Weinberg en Alsacien et en Allemand, est une montagne du massif des Vosges d’environ mille mètres. À sa cîme trône la tour Julius, une tour d’observation érigée par le club vosgien en 1897. L’Alsace était alors allemande.

J’avais proposé à ma petite amie une sorte de bivouac. L’idée était que nous partions ensemble à l’assaut de cette petite montagne et que nous passions là nuit là-haut. J’avais dégoté sur un site marchand une tente et un sac à dos grand modèle. Je comptais sur cette petite nuit en amoureux bien à l’écart du monde moderne pour demander Céline en mariage. Nous étions ensemble depuis moins d’un an, mais j’en étais certain : elle était la bonne.

Mon sac à dos pouvait contenir près de soixante kilos de matériel mais je ne l’avais rempli que de moitié. La tente, de l’eau et de la nourriture – des plats lyophilisés, de cette sorte de plats qui ne prend pas plus de place qu’une feuille de papier – , un kit de premier secours, nos deux téléphones chargés à bloc et un briquet, dans le cas où nous aurions envie d’allumer un feu.

Le temps était parfait. Un beau soleil de mai, une température de vingt degrés, aucune ondée n’était prévue avant plusieurs jours, nous avions tous deux passés une excellente nuit et nous partîmes, joyeux, aux alentours de dix heures.

Il restait peut-être un kilomètre avant que nous n’atteignons le sommet de la montagne quand Céline m’interpella de sa petite voix chantante. « Tu as vu ? Comment ça a pu arriver ici ? » Du doigt, elle pointait une roulotte posée entre deux bouleaux à une cinquantaine de mètres du sentier où nous nous trouvions. La largueur des chemins pour gagner la tour ne dépassait pas un mètre, il s’agissait globalement de raidillons sur lesquels aucun véhicule, à l’exception peut-être d’un VTT, n’aurait pu circuler. Y tirer une caravane, ou cette sorte de roulotte semblait impossible. « Ils ont dû amener ça ici en pièces détachées et tout monter sur place ! » dis-je en haussant les épaules. Céline parût peu convaincue par mon explication et nous continuâmes notre marche.

Tout en haut de la tour Julius, le panorama était magnifique. Le temps, dégagé, laissait même entrevoir au loin les Alpes Suisses. Alors que Céline contemplait le paysage, je posai un genou à terre et sorti de ma poche la bague de fiançailles que je lui destinai. Des larmes, des rires, de longs baisers, et puisque nous étions seuls, comme des seigneurs des temps jadis surplombant le monde du haut de leur château-fort, nous fîmes l’amour.

C’était ce genre de tente qu’on lance et qui se déplie toute seule en l’air en une seconde. Je n’ai jamais été très doué avec mes mains et ce genre d’astuce pour paresseux me convenait tout à fait. J’avais ramassé du bois mort et m’étais risqué à allumer un feu malgré l’interdiction d’en faire en forêt. Et même si nous étions dans les Vosges au printemps et non dans les Alpes en plein été, j’avais par précaution entouré mon brasier de grosses pierres trouvées ça et là. À la tombée de la nuit, l’air se fit plus frais et je me félicitai d’avoir eu cette idée.

Il était autour de deux heures du matin lorsque l’averse nous réveilla. De lourdes gouttes mitraillaient la toile de tente et avant même que je puisses ouvrir la bouche pour faire remarquer que la météo ne prévoyait pourtant pas de pluie avant la semaine prochaine, nous sentîmes le sol glisser sous nous. Je n’avais bien évidemment pas pris la peine de creuser de rigole. Hier encore, la terre était sèche et le ciel clair. Et maintenant, nous sentions que la tente était sur le point de s’échapper de son emplacement. En pleine nuit, sans même un imperméable, nous étions à la merci des éléments et ces derniers se montraient soudain très menaçants.

« La roulotte ! » avait crié Céline en écarquillant les yeux. C’était notre ultime salut. Si nous la trouvions ouverte, nous pourrions nous y réfugier et y passer le reste de la nuit. Le lendemain, je prendrais soin de laisser un mot à l’endroit du propriétaire, lui expliquant notre mésaventure, l’averse, la providence qui plaçait sur notre chemin ce refuge sur roues, et comptant sur sa compréhension car après tout, nous n’avions fait que lui emprunter son hospitalité pour une nuit sans rien déranger. Mais encore fallait-il que la roulotte ne soit pas verouillée.

Le kilomètre qui séparait la roulotte de notre campement se fit beaucoup plus vite dans le sens de la descente. Nous étions trempés de la tête aux pieds lorsque nous arrivâmes à destination. Je tendis la main pour clancher et la porte s’ouvrit sans la moindre résistance. « Alléluia ! » lança Céline, et nous nous engoufrâmes à l’intérieur.

C’était une magnifique pièce toute en boiseries composée d’un lit double, d’un coin repas, d’une petite cusine et d’une salle de bain munie d’un siège WC et d’une douchette. Dans les espaces de rangement situés au-dessus des lits, nous trouvâmes des serviettes de toilettes dont nous nous servîmes pour nous sécher. Il était incroyable que le priopriétaire ait laissé ainsi son bien à disposition du premier venu. Il ne pouvait s’agir que d’une étourderie. Le garde-manger était rempli de conserves et de bouteilles d’eau en verre. « Nous ne mourrions pas de faim si nous devions rester coincés ici plusieurs jours ! » lançai-je en riant. Je ne croyais pas si bien dire.

Le lendemain, je fus tiré de mon sommeil par Céline qui m’agrippait le bras et me le secouait. « Regarde ! Oh mon Dieu, regarde ! » Son doigt pointé sur l’une des trois fenêtres de la roulotte tremblait. Je me frottais les yeux. De l’autre côté de la vitre, un ciel rouge dominait un paysage désertique fait de sable et de roche. Pas un animal, aucune végétation, rien ne semblait vivre dans ce décor apocalyptique. Avant que j’ai eu le temps de l’en empêcher, Céline empoigna la clanche et ouvrit la porte de la roulotte. Elle passa la main au dehors et se mit à hurler. Je l’attrapai aussitôt par les épaules, la tirai à l’intérieur et refermai la porte d’un coup de pied. Son avant bras semblait comme roussi par un violent coup de soleil. « J’avais l’impression d’avoir plongé le bras dans de l’eau bouillante ! » me dit-elle en pleurant.

Le matin suivant, et les jours d’après, chaque monde au dehors était un monde différent. Tantôt glacé tantôt brûlant, tantôt obscur tantôt éblouissant. Et nous, cloitrés dans notre prison sur roues, nous étions comme protégé par une force invisible qui interdisait mystérieusement à l’atmosphère extérieure de venir corrompre celle de notre abri.

Lorsqu’au bout d’une semaine le paysage qui nous apparut au réveil fut celui d’une vaste forêt verte au travers des arbres de laquelle nous distinguions un beau ciel bleu, nous n’hésitâmes pas une seule seconde à sortir, trop heureux d’être enfin rentrés chez nous. Mais après une heure de marche au milieu d’une épaisse végétation, lorsque la forêt se fit plus clair et que nous pûmes enfin observer le ciel, ce que nous y découvrîmes nous glaça le sang. Il y avait trois soleils qui brillaient dans le ciel.