L’affreuse bonne femme

Elle était là tous les jours, à veiller sur cette boutique où personne ne mettait jamais les pieds. Dans le village où elle vivait, composé à quatre-vingt dix pourcents d’une faune aux traits disgracieux , sa laideur passait relativement inaperçue. Elle n’était qu’une énième bête borgne à trois pattes dans un troupeau de bêtes borgnes à trois pattes, et seuls les quelques touristes qui transitaient parfois par le village pouvaient avoir le recul nécessaire, et sans doute le bon goût esthétique, de se sentir insultés par le spectacle repoussant qu’offrait le physique de cet infâme personnage.

Elle fumait cigarettes sur cigarettes, tout en mentant à qui se serait permis de lui faire remarquer le danger d’une telle pratique qu’elle n’en fumait que quatre par jour. Mais sa peau jaunie, ses dents brunâtres et sa voix rocailleuse, rappelant aux cinéphiles celle d’une Annie Girardot en fin de vie, trahissait sans peine sa consommation compulsive de clous de cercueils.

Quand elle n’était pas sur le seuil de sa boutique, à fumer et à contempler la place du village vide de monde, elle se livrait à sa pratique du jeu. Pratique assortie à sa condition sociale, elle était une gratteuse compulsive. Bingo, Blackjack, Astro et autres produits franchisés de la Française des jeux, elle dépensait un bon tiers de ses maigres revenus dans ces attrapes-couillons pour pauvres. À peine avait-elle gagné quelques euros qu’elle remisait la totalité de la somme dans l’espoir d’en amasser d’avantage. Ce qui n’arrivait évidemment jamais, les règles de ces dérivés du jeu de bonneteau étant faites pour que la Banque gagne toujours à la fin.

Son avenir à court terme semblait facile à deviner. Elle mourrait d’un AVC, d’une crise cardiaque ou d’un cancer du poumon. Sans doute postée à l’endroit habituel, devant sa boutique vide de toute clientèle, une clope dans la main gauche et un Bingo dans la droite. C’était écrit.

Ce qui n’était pas écrit, c’était que monsieur Louis-Jura passerait par là. Sa Mustang en panne (ça lui apprendrait à donner son pognon aux yankees) il s’était retrouvé au beau milieu de ce village dépeuplé, en quête d’un garagiste ou de n’importe quelle bonne âme qui accepterait de l’aider à faire redémarrer son véhicule. Et c’était tout naturellement qu’à force de tourner, il s’était retrouvé face à la boutique de la vieille, laquelle le regardait en fumant.

Car ultime précision, la vilaine était persuadée d’être une sorte de femme fatale qui n’avait besoin que d’un battement de cil pour faire fondre le plus ténébreux des gentlemen. Ayant grandi entourée de personnes qui lui ressemblaient, il ne lui avait jamais traversé l’esprit qu’on puisse la trouver repoussante.

Monsieur Louis-Jura s’en était frotté les yeux à plusieurs reprises et avait même été tenté de se saisir de son téléphone portable afin d’immortaliser le spectacle. Jamais pareille laideur ne s’était offerte à son regard. Il y avait de l’art dans la disgrâce que présentaient les traits de ce visage. Le peintre qui s’offrirait le luxe d’immortaliser pareille horreur sous son pinceau deviendrait célèbre et se payerait à coup sûr le genre de postérité à laquelle avait eu droit un Quentin Metsys.

Et si monsieur Louis-Jura n’était pas peintre, il n’en connaissait pas moins l’art, car son monde à lui, c’était celui du spectacle. D’un pas assuré, arborant son plus beau sourire commercial, il ôta son chapeau devant une vieille ravie de l’attention soudaine qu’on voulait bien lui porter, et commença à déballer son plus joli boniment.

Quelques semaines plus tard, c’est entourée de créatures difformes que la vieille fuma la première cigarette de sa nouvelle vie. Se gardant bien d’en définir la particularité , monsieur Louis-Jura avait convaincu l’affreuse bonne femme d’intégrer la population de son village si particulier qu’il lui avait décrit comme un prototype de centre commercial en plein air d’un genre nouveau. Une bourgade où se côtoyaient chaque jour femmes à barbe, gnomes repoussants, frères siamois et autres phénomènes de foire. Car monsieur Louis-Jura était le digne descendant d’une lignée de gens du spectacle à laquelle avait appartenu en son temps le célèbre Phineas Taylor Barnum. Et au sein de ce que tout visiteur connaissait sous le nom de « Village des Monstres » , la vieille éructait de joie car jamais sa boutique n’avait été à ce point pleine.