
Cela fait maintenant une bonne heure que Pilate marche en pleine forêt à la recherche de son chemin. Comme chaque année, il est parti chasser tôt le matin, mais contrairement à chaque année, il semble s’être perdu au milieu des bois. Il se dit qu’il a dû se tromper au niveau de la source, prendre à gauche quand il aurait dû prendre à droite, ou l’inverse. Résultat, la nuit tombe et il est en pleine forêt sans savoir exactement où.
Pilate chasse tous les ans à la même époque. Quand il sent que ça le démange, il prend sa carabine, une Marlin 336W calibre .30-30 et part dans les bois, seul, avec simplement de quoi bivouaquer une nuit. Généralement, il rentre chez lui au lever du jour suivant.
Pilate n’est pas le genre d’homme à s’inquiéter. Du haut de ses deux mètre dix et fort de ses cent-trente kilos, il ressemble à un ogre de contes de fées. Du genre à vivre au sommet d’un haricot géant. Il a déjà dormi à même l’humus en pleine forêt. Une fois, il a même été réveillé par le groin d’un sanglier qui cherchait à comprendre de quelle espèce était ce monstre couché au sol. Souvenir mémorable, car Pilate s’est toujours senti plus proche des animaux que des hommes.
Les derniers rayons de soleil quittent peu à peu l’horizon et s’éteignent au loin, laissant gagner du terrain à la pénombre. Pilate avise un chêne gigantesque à côté duquel il reconnaît une sorte de clairière. C’est l’endroit que les gens du coin appellent « l’arbre aux amoureux », les ados viennent s’y bécoter loin des regards. « Ça y est, j’ai retrouvé mon chemin », se dit le géant.
Il dépose ses affaires, sort de son sac à dos un matelas roulé sur lui-même et le déroule à même le sol. Il ramasse du bois mort, érige un échafaudage de branche, sort un Zippo d’une de ses poches de pantalon et allume un feu. Si un garde forestier passait par-là, il risquerait cent cinquante euros. Il est interdit de faire du feu dans les forêts françaises. Belle connerie, pense-t-il. Mais son imposante stature dissuade généralement le plus téméraire des agents de l’État de sortir son carnet de contraventions.
De son sac, Pilate sort un gros sandwich aux avocats et aux câpres, son casse-croûte préféré. Il fait passer le tout avec une grande lampée d’eau pétillante, sort sa pipe, et se met à la fumer, les yeux rivés sur le feu ; la plus antique télévision qui ait jamais existé.
En s’allongeant, il se dit qu’il chassera demain, exceptionnellement. Il n’a rien pris aujourd’hui, et Pilate déteste rentrer bredouille.
Il n’est pas loin de cinq heures du matin lorsque notre ogre est tiré de son sommeil. Du gibier est en approche. En un éclair et dans le silence le plus absolu, il se lève, repli son couchage, enfile son sac à dos, empoigne la crosse de sa carabine et recule comme un serpent jusqu’à l’arbre le plus proche derrière lequel il prend position.
Ils sont trois. Trois mâles, un vieux et deux jeunes. Ils tournent autour des cendres du feu de camp, ils semblent intrigués. Pilate épaule, vise, mais au dernier moment un quatrième mâle vient rejoindre le troupeau par la droite. Il ne semble pas avoir repéré le chasseur mais il s’en est sans doute fallut de peu, car Pilate se trouvait dans le champ de vision de la quatrième bête lorsqu’elle a débarqué.
Le petit troupeau repart vers le nord, suivi de près par son prédateur. Au bout d’une quinzaine de minutes de marche camouflée, Pilate remarque un grand châtaignier, l’arbre est pourvu d’un large branchage plutôt éparse qui pourrait permettre un grimpement aisé. En quelques minutes, le chasseur surplombe le paysage forestier. Le cul calé sur une épaisse branche et adossé au tronc, il épaule et vise. Dans sa lunette de précision, ils voient ses proies à l’arrêt, qui se nourrissent. Cette fois-ci, c’est la bonne.
Pilate prend une longue inspiration, bloque son souffle, se concentre et tire. Quatre coups de feu à moins d’une seconde d’intervalle les uns des autres. Trois des bêtes sont abattues sur le coup, la quatrième, le grand mâle, agonise au sol en poussant un cri de terreur. Pilate se rembrunit, il déteste rater son coup. Il vise à nouveau, tire, et cette fois-ci touche sa cible en pleine tête. Fin de partie.
Heureux comme un pape, fier comme un paon, ce colosse de la forêt s’approche de ses trophées en riant. Il effectue une petite danse de la victoire autour des cadavres puis décide de se mettre au boulot. C’est pas tout ça, mais la partie la plus pénible commence maintenant, songe t-il.
Pendant plusieurs heures, il creuse la terre. Au coucher du soleil, les dépouilles sont disposées les unes à côté des autres au fond de la fosse, puis recouvertes de terre. Vers dix heures du soir, le trou est totalement comblé. Pilate dispose un peu de mousse, des herbes et des branchages à la surface de ce dernier puis jette un œil à sa montre. Peut-être deux heures de marche pour retourner à son 4X4. Il se sent fourbu mais heureux. C’était une bonne chasse. La prochaine sera pour l’année suivante. À peine a t-il commencé à s’éloigner qu’une pensée lui traverse l’esprit. Il se fige. « Les armes, j’ai oublié d’enterrer les armes ! » En soupirant, il fait marche arrière et revient vers l’endroit où il a enterré les corps des quatre chasseurs. Elles sont là où il les avait laissées avant de commencer à creuser. À la base d’un gros buisson d’aubépine. Quatre fusils de chasse à canons juxtaposés, de calibre .12, le fusil préféré des péquenauds. Il soupire et décide finalement de les emporter avec lui. Ça n’est pas dans ses habitudes, mais il se fait vraiment tard et la fatigue le gagne. Il les enterrera l’année prochaine avec les corps de ceux qu’il abattra, quand il retournera chasser le gros con.