Le dernier chien de mémé

À quatre-vingt dix ans, je suppose qu’il ne faut plus trop compter sur les autres. Mes enfants disent que je perds la mémoire et ils insistent pour que j’accueille une aide à la maison. Je refuse, je ne me sens pas en sécurité à ce qu’une inconnue partage ma vie, dans cette maison où j’ai vu grandir ces mêmes enfants qui à présent n’attendent qu’une chose, que j’y meurs afin qu’ils puissent la vendre ou la louer. La vérité, c’est que lorsque tous les jours se ressemblent, on ne voit plus l’intérêt de se maintenir au courant du cours des jours, alors on les confonds et puis on les oublie. Quelle différence entre un lundi et un dimanche pour une personne qui ne sort jamais de chez elle ? Il y a bien la télévision, mais je la regarde de moins en moins, et puis quand je l’allume, je ne tiens pas plus de vingt minutes avant de m’endormir. Quand je me réveille, je suis pris d’un instant de panique. Je ne me rappelle plus où je suis ni pourquoi j’ai tant de mal à bouger. Je crois que lorsque je dors, j’oublie que je suis vieille. Je mets un certain temps à m’en souvenir au réveil. De plus en plus longtemps d’ailleurs.

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J’ai écrit mes mémoires. Je suis né au dix-neuvième siècle, le 21 juin 1898 exactement. Je n’ai eu l’électricité et l’eau courante qu’une fois adulte. Lorsque je le raconte à mes petits enfants, ils me dévisagent, incrédules et retournent à leurs écrans. Ils ont des écrans à ne plus savoir qu’en faire. Ils ne regardent même plus dehors. Je ne comprends plus du tout ce monde. J’ai hâte de le quitter.

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J’ai eu des chiens toute ma vie. Le premier s’appelait Marcus, c’était un grand Setter irlandais que mon fils avait pris pour chasser. Lorsqu’il a rencontré sa femme, ils se sont installés dans un appartement, en ville et le chien a atterri chez moi. J’étais seule et j’avais un jardin, le chien de mon fils est devenu le mien. On peut dire que pour une veuve, la compagnie d’un animal est un vrai bonheur. Ce chien était devenu mon compagnon, celui qui partageait ma vie et autour duquel j’articulais mes occupations. Je me suis mis à lui parler comme à un ami, puis à le considérer comme un membre de la famille. Le soir, je lui faisais la cuisine. Je n’ai jamais eu confiance dans la nourriture industrielle. J’ai vécu treize de bonheur avec lui, et un petit matin, j’ai trouvé son corps froid et sans vie au pied de mon lit. Mon beau-fils est venu l’après-midi même pour creuser un trou dans le jardin. Le soir, c’était fini. Pas de croix sur sa tombe, je n’ai jamais été vraiment croyante, j’y ai planté des bégonias.

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Mon second chien était un épagneul breton. J’avais 72 ans à l’époque de son adoption et j’étais encore vaillante. Vivre à ses cotés fut un plaisir, même si j’ai mis longtemps avant de le considérer comme un chien à part entière et non plus comme « le chien qui remplaçait Marcus ». Il est mort au même âge que son prédécesseur. Je me suis retrouvée seule et pour la première fois, je me suis sentie vraiment vieille.

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Monsieur Gambert est mon voisin. Il a soixante-quinze ans et le pauvre a la maladie d’Alzheimer. Il est venu sonner chez moi un matin. Il était en robe de chambre, il semblait paniqué. Il tenait son cocker en laisse et de grosses larmes perlaient sur ses joues. Il allait être « placé ». C’est à dire qu’on s’apprêtait à lui retirer sa liberté. L’endroit où il allait être mené n’acceptait pas les chiens ; alors il me suppliait de m’occuper du sien. Je n’avais pas le cœur à refuser pareille requête à une homme sur le point de perdre en même temps et sa tête et son indépendance, alors j’ai pris la laisse et j’ai refermé la porte.

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Un bien vieux chien que ce Dodi. Il semblait si paniqué, tellement perdu sans son maître. Il avait douze ans et portait la fatigue de son âge sur ses frêles épaules de brave toutou. Il faisait parti de ces vieux chiens que l’on voit trotter à coté de leurs maîtres si lentement qu’on finit par se demander qui des deux promène l’autre. Un vieux chien pour une vieille dame, nous nous sommes entendus très vite. Je me suis remise à cuisiner pour ce chien. Le soir, des pâtes et de la viande bouillie, avec un cube de bouillon de bœuf et il restait assis à coté de moi, poliment, le temps que tout soit prêt.

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Ce fut une année merveilleuse. Nous faisions une promenade presque tous les jours, pas trop longue, juste ce qu’il fallait. Par beau temps, je l’emmenais jusqu’au terrain vague où je lui ôtais sa laisse. Il trottinait sur l’herbe plusieurs minutes, puis, comme lassé par son propre manque d’énergie, il revenait à mes pieds afin que je lui repasse sa laisse autour du cou. J’ai appris la mort de monsieur Gambert une semaine avant les treize ans de Dodi.

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Nous étions fatigués tous les deux ce soir là. Un dimanche, la veille de l’anniversaire de Dodi. Mes enfants venaient de téléphoner pour m’avertir de leur visite prochaine. Ça n’augurait rien de bon. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de parler de moi comme si j’étais une enfant irresponsable. Je trouvais ça profondément blessant, d’autant plus qu’ils ne se gênaient pas pour le faire en ma présence. Ils désapprouvaient Dodi. « Quelle idée de prendre un chien à ton âge » me reprochaient-ils. Je leur répondais que ça n’était pas leurs affaires, qu’ils n’avaient rien à craindre pour leur héritage puisque c’était tout ce qui les intéressait. Ils s’offusquaient, quittaient ma maison, trop heureux d’avoir un prétexte pour le faire, et je me retrouvais seule avec mon chien.

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Dodi est mort une heure après avoir eu treize ans. J’étais en train de le caresser quand c’est arrivé. Je lui avais pris un bel os à moelle à la boucherie du coin de la rue. Il était en train de le ronger, et puis il a posé sa tête sur mes genoux, m’a lancé un regard humide et a poussé un long, très long et dernier soupir. Je n’avais plus pleuré depuis bien longtemps. À mon âge, on n’a plus beaucoup de larmes. J’ai soulevé Dodi et l’ai porté sur mon lit où j’ai brossé son poil. Jadis, j’avais vu mes parents faire la même chose avec les cheveux de ma grand-mère. J’ai connu cette époque où l’on respectait ses morts plutôt que d’en avoir peur. Je me suis glissée sous les draps et j’ai serré le petit corps encore chaud de Dodi contre le mien. Lorsque j’ai fermé les yeux, j’ai senti qu’il m’attendait de l’autre coté. Et il n’était pas seul. Je quitte ce monde sans regret, j’y ai passé beaucoup trop de temps, et à bien y réfléchir, si on me laisse le choix, c’est au paradis des chiens que je choisirai de passer l’éternité.