Les deux derniers hommes sur Terre

En cette magnifique matinée du mois d’Avril, l’humanité n’existait plus. Éradiquée de la surface de la Terre par l’une de ces catastrophes impossibles à prévoir dont seule la planète a le secret lorsqu’elle sent que la coupe est pleine.

Ainsi, les rivières redevenaient petit à petit chargées d’eau pure, les océans voyaient leur faune aquatique renouvelée, les glaciers gagnaient à nouveau du terrain au sommet des montagnes et le règne animal – exception faite des animaux de compagnie – poussait à l’unisson un grand soupir de soulagement.

Pourtant, en cette magnifique matinée du mois d’Avril, l’humanité existait encore un peu. Très peu, vraiment, et de manière largement provisoire puisque les deux survivants à la catastrophe s’appelaient Gilles et Gabriel, et que contrairement aux velléités idéologiques du monde éteint dont ils étaient tous les deux issus, la nature ne leur permettait pas d’engendrer l’un avec l’autre. Le destin du monde était ainsi scellé. À très court terme, l’humanité s’éteindrait définitivement, mais pour l’heure Gilles et Gabriel n’avaient guère le choix de leur compagnie, et il leur fallait apprendre à vivre ensemble du mieux qui leur été possible.

Respectivement de vingt-neuf et trente-trois ans, Gilles et Gabriel étaient issus de milieux sociaux forts différents. Si Gilles était ce que l’on pouvait appeler un touche-à -tout, sur les chantiers et dans les usines depuis sa majorité, manuel jusqu’au bout des ongles et bricoleur tous les jours de la semaine, Gabriel, quant à lui, était un artiste. Peintre, musicien, à l’aise dans la plupart des catégories artistiques au sein desquelles il asseyait son statut d’auteur, il n’aurait pas pu survivre bien longtemps dans ce monde vide de toute humanité sans l’aide de Gilles.

Gilles avait, en quelques mois, bâti de ses mains une solide habitation de bois reliée à un immense réservoir qu’il avait équipé en filtres afin de rendre potable l’eau qu’il pompait dans la rivière adjacente. Dans ce monde post-humain où la nature reprenait ses droits, il avait réussit une véritable prouesse en terme d’autosuffisance. Un homme comme Gilles, qui savait chasser, pêcher, trouver de quoi se nourrir dans les bois, poser des pièges, semer et récolter, était une véritable aubaine pour quelqu’un comme Gabriel, dont la seule réaction face à cette sorte de monde dantesque aurait été de se rouler en boule et d’enchaîner attaques de panique sur crises de larmes.

Alors pour contribuer à ce nouveau monde très provisoire, Gabriel s’employait à divertir Gilles de toutes les façons possibles. D’abord, il avait écrit une pièce de théâtre qu’il avait fait jouer à une compagnie de marionnettes. On en avait trouvé quelques unes dans les décombres d’un magasin, et Gilles avait su fabriquer les autres. Par la suite, Gabriel s’était mis en tête de créer de A à Z une bande-dessinée mettant en scène les aventures de deux rescapés d’un monde apocalyptique. Puis, il avait été question de composer des chansons populaires afin de donner du cœur à l’ouvrage à Gilles lorsqu’il travaillait dans les champs, à récolter ce que tous deux mangeraient le soir-même.

Mais si Gabriel ne manquait pas d’idées pour divertir Gilles et lui rendre ses rares instants d’oisiveté agréables, ce dernier, quant à lui, supportait de moins en moins l’idée d’être le seul à mettre la main à la pâte, et de violentes disputes éclataient de plus en plus souvent entre les deux compères.

« Bon à rien ! Feignant ! Incapable ! » éructait Gilles à l’endroit de Gabriel. « Je me tue toute la journée à nous ramener de quoi manger, et toi tu t’amuses avec tes dessins et tes instruments ! J’en ai assez de devoir supporter tes habitudes de cossard ! » hurlait-il en agitant les bras en l’air, comme un dément. Gabriel, de son coté, tentait de raisonner son ami, lui expliquant qu’à sa mesure il tentait de faire de son mieux, mais Gilles était ce jour-là comme ivre de colère, et plus Gabriel tentait de l’adoucir, plus il sentait la rage monter en lui. De tout temps, Les hommes ont eu besoin d’une tête de turc pour décharger leur passion. Mais dans un monde qui ne comptait plus que deux homos sapiens à blâmer, la recherche du bouc émissaire ne pouvait pas durer bien longtemps.

Ainsi, la onzième dispute fut également la dernière. Au terme de plus d’une heure de vocifération, Gilles fini par se saisir d’un manche de pioche qu’il écrasa de toute ses forces sur le crâne de Gabriel, tuant ce dernier sur le coup. Passées les premières minutes de panique, Gilles se rappela qu’il n’y avait plus de tribunaux, ni de police, ni de prisons et qu’il n y avait donc aucune raison de paniquer. Il allait jeter Gabriel dans le compost et oublier toute cette histoire.

La première semaine de solitude fut vécue par Gilles comme une sorte de récompense. Il ne chassait plus que pour lui, ne pêchait que pour remplir son estomac et se fatiguait moins pour ce qui était du jardinage puisqu’il était désormais l’unique bouche à nourrir. Tout ce temps gagné, il le passait à flâner, à observer la nature, à contempler la dégradation progressive de ce qui restait des infrastructures humaines. Mais au bout de quelques mois, Gilles dû se rendre à l’évidence : il s’ennuyait.

Il y avait certes toujours quelque chose à faire, un outil à réparer, un morceau de terrain à rendre cultivable, des animaux à chasser… mais il manquait malgré tout quelque chose à Gilles. Le soir, il s’endormait l’esprit las, profondément abattu de devoir recommencer le lendemain la même sorte de journée qu’il venait à peine de terminer. Et à mesure que les jours s’égrainaient, l’unique survivant de l’espèce humaine en ce monde se rendait compte qu’il était incapable de se divertir seul.

Au dernier jour du règne de l’humanité, sur une planète Terre exsangue de cette civilisation qu’elle avait pourtant bercé pendant des millénaires, un homme seul, sans doute le dernier des dépressifs, fit un nœud coulant, le passa autour de son cou et se pendit à un arbre.