Un cadavre lubrique

— Allez, quoi ! Vous êtes à la retraite, vous n’écrivez plus rien, vous pouvez bien me filer un coup de pouce !
— Foutez-moi le camp ou j’appelle la police !

Cezar Gregoriu n’était pas du genre à appeler la police. Dans sa jeunesse, les types en uniforme, on les appelait le moins possible, et quand ils s’invitaient chez vous, ça n’était jamais bon signe et ça se terminait souvent à l’hôpital. Sauf que ça faisait plus d’une heure que cette gamine tambourinait à sa porte. Comment avait-elle obtenu son adresse ? Comment était-elle passée au travers du service de sécurité ? Qu’est-ce qu’elle lui voulait ? Cezar s’en moquait. Il était vieux et voulait juste finir sa vie tranquillement, sans qu’une petite conne de vingt ans, le visage enfariné de fond de teint, ne vienne le réveiller au beau milieu de sa sieste.
— Monsieur, s’il vous plaît ! Laissez-moi entrer !
— Pas question !
— Si vous me laissez entrer, je vous taille une pipe.
On a beau avoir quatre-vingt-onze ans, il reste toujours quelque chose de l’ordre du souvenir qui se trimballe au fin fond de nos gonades. Appelez ça un réflexe conditionné, de la nostalgie ou tout simplement l’instinct, toujours est-il que Cezar était peut-être un homme très vieux, mais il était toujours un homme avec tout ce que cela implique de vulnérabilité face au sexe faible.
— Quand vous dites que vous me taillerez une pipe, est-ce que j’ai bien compris de quoi il s’agit ?
— Je vous sucerai la queue, ouais ! Je vous ferai faire le tour du fond de ma gorge, je vous cajolerai le colosse avec la langue et le palais, pourquoi ? Ça veut dire autre chose, pour vous ?
— Non non… Je voulais être bien sûr.

Fébrile, Cezar s’empara du trousseau de clefs planqué dans le tiroir de la table basse et se mit à chercher celle qui ouvrait la porte d’entrée.
« Ah, bordel, mais c’est pas vrai qu’à l’époque de l’Internet et des voyages sur Mars, je me coltine encore ces foutues clefs à la con, bordel de bordel ! NE PARTEZ PAS HEIN ? J’OUVRE ! J’ARRIVE ! Aaaah bon sang, mais c’est pas celle-là non plus ! Qui c’est qui m’a foutu une saloperie de trousseau pareil, saloperie, on dirait un casse-tête chinois, je t’enverrai tous ces escrocs de serruriers au goulag, moi ! VOUS ÊTES ENCORE LA ? VOUS PARTEZ PAS, HEIN ? J’Y SUIS PRESQUE ! »
Après plusieurs longues minutes de panique et de transpiration, Cezar parvint enfin à trouver la bonne clef et la porte s’ouvrit.


Sibylle avait vingt et un ans, tenait un blog, et avait pour objectif de devenir un écrivain célèbre. Chaque fois qu’elle publiait un texte de son cru, ses huit-cents amis Facebook « aimaient ça ». Alors certes, ça lui flattait l’ego, mais elle se doutait qu’il y en avait beaucoup, parmi ceux qui cliquaient sur « j’aime », qui ne lui passaient la brosse à reluire que parce qu’elle était très jolie. Et si Sibylle était tout à fait consciente de sa beauté, c’était pour son talent qu’elle voulait être reconnue.


Assise sur une chaise, devant un Cezar Gregoriu surexcité, Sibylle regardait le prix Goncourt accroché au mur. Elle se demandait à quel endroit de son studio il serait le mieux placé pour que ses amis le voient. De toute façon, avec un
Goncourt en poche, on habite plus dans un studio. On accroche son prix au-dessus de la cheminée de son ranch, et lorsqu’on donne des cocktails, tout le monde peut le voir .
— C’est qu’une babiole sans intérêt.
— Quoi, le Goncourt ? Pas de fausse modestie avec moi, monsieur Gregoriu. Vous pouvez être fier ! Vous êtes un écrivain exceptionnel, je vous admire…
Cezar avait beau ne pas être insensible à la flagornerie, ce qui l’obsédait, c’était cette bouche pleine de rouge à lèvres violet. Il s’imaginait lui faire subir des tas de saloperies depuis qu’il savait qu’elle s’ouvrirait pour lui. La culpabilité, il s’en soucierait après coup. Et puis bon, elle était majeure, il n y avait rien d’illégal là-dedans, et ça n’était pas à son âge canonique qu’il allait commencer à se poser des questions morales sur sa pratique sexuelle.

— Dites, ce que vous avez dit, avant que je vous ouvre…
— Ce que j’ai dit à quel propos ?
— Eh bien… hum hum… De l’usage de votre bouche pour…
— Oh…
Ce « oh » supportait à lui tout seul toute la tristesse du monde. C’était un « oh » qui en disait long. Un « oh » qui signifiait « je pensais que cette histoire de fellation était déjà oubliée, vous me décevez monsieur Gregoriu, moi qui vous estimais tant, vous n’êtes au fond qu’un vieux dégueulasse lubrique nonagénaire. Oh, je vais tenir parole, mais c’est en me détruisant que je vous ferai prendre du plaisir. »

Au prix d’un effort harassant, Cezar Gregoriu se ressaisit et finit par laisser échapper :
— Rah ! Laissez tomber cette histoire de pipe…
Aussitôt, la tristesse quitta le visage de Sibylle qui sortit un chewing-gum de sa poche et se mit à le mâcher en souriant. Cezar eut alors la désagréable impression de s’être fait baiser, ce qui au vu de la situation ne manquait pas d’ironie.

— Attendez, je vais passer un vêtement un peu plus chic ! lança Cezar avant de disparaître dans sa chambre à coucher.
Environ quinze minutes plus tard, il en ressortit habillé avec le smoking qu’il avait porté pour ce festival de Cannes où l’on avait joué une adaptation du Fumeur des abattoirs, son premier roman à succès. En allant s’asseoir aux côtés de Sibylle, Cezar aperçut son reflet dans la baie vitrée. Un cadavre en smoking. Un macchabée qui porte un costume pour tenter d’impressionner une petite jeunette. Ça lui en aurait inspiré, des histoires dégueulasses, à l’époque où il écrivait encore. Il se serait même probablement payé sa propre tête. Il imaginait déjà l’incipit. «Ce vieux dégueulasse de Cezar portait un costume usé s’imaginant ainsi impressionner la jeune fille. Il faisait partie de ces hommes qui ont dans l’idée qu’un vêtement change ce qu’ils sont. Autant demander à un étron d’arborer un Steston pour avoir la classe. »

— Je voudrais devenir romancière, monsieur Gregoriu.
— Ah ? C’est très bien ça ! Très très bien ! Et tu as un petit copain dans la vie ?
— J’écris déjà depuis l’âge de huit ans…
— Ah ? Parfait ! Parfait ! Ils sont mignons comme tous, ces petits roploplos dis donc…
— Je voudrais que vous me donniez des conseils pour devenir la meilleure.
— Ah ben oui ! Tu as un bien joli cou, tu sais ? Oh, j’ai bien envie de lui faire des petits bisous !
— Monsieur Gregoriu, vous n’écoutez pas un mot de ce que je vous raconte.
— Si, bien sûr que si ! Tu… Tu as des petits roploplos qui… Non, tu voudrais que je te fasse des bisous, heu… Tu n’as pas de petit copain et… 


La gifle partit à la vitesse de la lumière et, à part Jean-Paul Belmondo, personne ne sait mieux gifler qu’une femme. Celle de Sibylle fit un bruit de fouet. Un CLAC bien sec, bien humiliant. À peine Cezar s’était-il rendu compte de ce qu’il venait de se passer que Sibylle avait déjà replacé sa main sur sa cuisse gauche. Les femmes n’allongent pas le coup. Y a pas de frime dans la gifle d’une femme. Les femmes frappent, rengainent, et attendent que la honte fasse son effet.
— Bouhouhou, pardon ! Pardonnnnn ! Je ne suis qu’une merde ! Bouhouhou !
— Bon bon, calmez-vous, c’est oublié, passons à autre chose.
— Bouhouhou je ne suis qu’un vieux dégueulasse pervers, je vais bientôt mourir et ça sera bien fait pour moi ! Personne ne va me regretter ! Bouhouhou !
— Allons, calmez-vous monsieur Gregoriu… Bon, je m’excuse pour la gifle, mais vous deveniez vraiment lourd.
— Bouhouhou, et personne ne veut plus me prendre dans ses bras ! Bouhouhou…
— Mais si, mais si… Bon regardez, je vous prends dans les miens. Là… Là… ça va mieux maintenant ?
La tête coincée entre les nichons de Sibylle, Cezar Gregoriu se sentait comme en cure thermale. Son petit pénis flétri par l’âge durcissait péniblement au fond de son caleçon. Il semblait dire « Vas-y mon pote ! Baroud d’honneur ! »

Si Cezar Gregoriu avait finit par accepter de conseiller Sibylle, c’était pour deux raisons. La première, il ne faut pas se mentir, c’est parce qu’il espérait toujours secrètement qu’il finisse par se passer quelque chose entre eux. La seconde, c’était qu’il n’avait au fond rien d’autre à faire sinon attendre la mort en pestant devant la télévision. Alors finalement, attendre la faucheuse en compagnie d’une paire de petits seins à croquer, ça n’était pas si mal comme deal.
— Voici Rivière d’âmes, l’une de mes nouvelles qui a le mieux fonctionné sur Twitter. Elle a été retwittée plus de cinquante fois. Et ça, c’est Rêve d’amour, mon poème qui a été liké soixante-neuf fois et partagé quarante et une fois sur Facebook.
— Oh, ben, je crois que ça va aller beaucoup plus vite que ce que je pensais pour t’aiguiller dans le bon sens, ma cocotte.
— Ah, pourquoi ça ?
— Tes titres, là, c’est ni fait ni à faire ! Bon sang, avec des titres pareils tu vas finir étiquetée « littérature féminine » ! Y a rien de pire ! Tu pourras réussir à faire carrière, mais à chaque fois qu’on mentionnera ton nom, ça sera avec un sourire en coin. Tu deviendras un objet de plaisanterie, on te ridiculisera dans ton dos, tu finiras comme une caricature !
— Mais c’est horrible ! Tout ça à cause d’un titre ?
— Le titre, ça joue à plus de 90% dans le succès d’un livre ! Un bon bouquin avec un mauvais titre, c’est un bordeaux millésimé dans une bouteille en plastique ! C’est peut-être bon, mais ça donne pas envie ! Imagine si Victor Hugo avait choisi d’appeler ses Misérables « Les histoires de Cosette et Gavroche » !
— Mais le titre ne fait pas tout !
— Non, bien évidemment ! Mais c’est déjà un bon début ! Après, ma foi… C’est une question de talent. On l’a ou pas. Et je ne peux rien pour toi à ce sujet.

De l’avis de Cezar Gregoriu, une vie difficile et un bon sens de l’humour étaient les meilleurs ingrédients pour faire un écrivain talentueux. Une vie rude, parce que pour avoir quelque chose à raconter, il faut avoir été éprouvé, connaître ainsi la nature profonde des sentiments tels que le désespoir, le renoncement, le cynisme et l’amertume. On ne parle bien que de ce que l’on connaît. Un bon sens de l’humour parce que sinon, on devient vite chiant à écrire son cafard. Les lecteurs ont besoin, pour aimer un livre, de sentir que l’écrivain ne subit pas sa vie mais qu’il la comprend et qu’il l’emmerde.
— C’est vraiment beau, la manière que vous avez d’en parler…
— Oh, je… Héhé ! Déformation professionnelle, on va dire !
Après tant d’années de célibat, Cezar avait oublié ce pouvoir qu’ont les mots sur la gent féminine. Il se souvint de cette phrase de Marguerite Duras, « Les femmes jouissent d’abord par les oreilles », et se mit à discourir sur la littérature, la poésie, la race humaine, un peu la politique et beaucoup l’amour contrarié devant une Sibylle émerveillée dont il sentait qu’elle entrait en son pouvoir.

En pénétrant dans l’appartement de Cezar Gregoriu, Sibylle s’attendait à trouver beaucoup de choses, mais certainement pas des orgasmes. Deux, exactement. Ce fut sur le second que Cezar Gregoriu rendit l’âme. Il fit « Haaan » puis « ooh » puis « argh » et puis plus rien. Ses yeux exorbités fixaient le plafond et son visage était fendu d’un large sourire victorieux. À l’intérieur de sa carcasse, son âme se faisait la malle. Elle éteignait les lumières, reprenait la clef sous le paillasson, et s’adressant une dernière fois à cette charpente dans laquelle elle avait habité neuf décennies, elle dit : « On a fini par l’avoir, cette cochonne ! »

Sibylle reprit doucement ses esprits. Il faut dire que les orgasmes avaient été d’une puissance déroutante. Pourtant, des hommes, dans sa vie, elle en avait eu plus d’une vingtaine. Elle savait ce qu’était capable de faire un homme avec son corps, mais avec Cezar, ça avait été radicalement différent. Cezar l’avait fait pré-jouir avec ses mots bien avant l’acte charnel. Sauf que maintenant, elle se retrouvait à califourchon sur un cadavre de vieux, et l’érotisme de la situation s’étiolait doucement dans l’atmosphère lugubre de la chambre de l’écrivain.
On appelle « principe » une règle relative à la morale et qui définit la meilleure manière d’agir. On ne peut pas dire que Sibylle se soit sentie étouffée par les principes alors qu’elle fouillait l’ordinateur de Cezar avant de quitter son appartement sur la pointe des pieds, mais ce qu’elle y avait trouvé lui avait tout de même permis de rafler le Renaudot. C’est fou ce que ça peut jeter, un écrivain. Elle avait déniché un dossier nommé « Rebus » dans lequel Cezar stockait des romans inachevés, des idées en l’air, des poèmes ainsi que des nouvelles sans fin. En articulant tout cela, elle avait pondu un roman au titre éloquent : Un cadavre lubrique. L’histoire d’un vieil écrivain libidineux qui vendait son âme en échange de quelques instants de plaisir avec une jeune étudiante ambitieuse.
Lorsque la journaliste du « Magazine littéraire » lui tendit le micro et lui demanda d’où lui venait son génie, Sibylle sourit et répondit : « Je dirais qu’en premier lieu, il faut trouver un bon titre. Ensuite, l’histoire vient toute seule pourvu qu’on ait eu la vie rude et qu’on soit doté d’un bon sens de l’humour. »