Achille

Achille était un chat chanceux. Tout d’abord parce qu’Arnold, son maître (si tant est que l’on puisse parler de « maître » pour cette sorte de félins) avait eu la bonne idée de lui donner un nom normal. Au milieu des Capsule, Minou, Boubouille et autres absurdités bêtifiantes, Achille campait son légendaire patronyme grec avec panache. La deuxième raison pour laquelle Achille était un chat chanceux, c’est parce qu’il n’aurait pas pu trouver aussi dévoué que feu son maître. Et c’est donc maintenant que je dois vous expliquer comment il est possible d’être un bon maître tout en étant mort.

L’obsession d’Arnold, c’était ce qu’il pourrait bien arriver à son chat après sa disparition, si ce dernier venait à lui survivre. À l’idée que son minou se retrouve entre de mauvaises mains, chez ce genre d’humains infoutus de faire la différence entre un animal et un outil de divertissement, il en était malade. Alors, puisque sa fortune le lui permettait, il avait équipé sa maison afin qu’elle soit en mesure de subvenir aux besoins de son chat de manière durable.

Des années auparavant, Arnold s’était établi dans une ferme qu’il avait entièrement retapé. En pleine nature, avec pour plus proches voisins les habitants d’un hameau situé à une vingtaine de kilomètres, il avait fait de son habitation une sorte de lieu de vie autonome en énergie et en nourriture. Ce que les survivalistes appelaient « base autonome durable ». Il ne s’était pas exilé au fin fond de la campagne par peur de la fin du monde, non. Juste par défiance envers le genre humain et par ce besoin qu’ont parfois certains mystiques de se retrouver isolés au beau milieu de la nature.

Et puis il y avait eu le virus. Un super-tueur qui avait décimé plus de 95% de la population mondiale en à peine quelques mois. Arnold avait été de ceux-là. Le jour de sa mort, il avait avec tristesse fermé une dernière fois les yeux sur ce monde dans lequel Achille vivrait après lui. Aussi longtemps que peut vivre un chat.


Achille avait une puce électronique implantée sous la peau, au niveau du cou. Cette dernière servait à l’identifier auprès du matériel de sécurité ultra-perfectionné dont Arnold avait équipé la maison. Des portes électriques s’ouvraient et se fermaient automatiquement au gré des passages du matou, selon qu’il préférait, en fonction du temps et des saisons, dormir à l’intérieur ou à l’extérieur. Sa puce commandait également un distributeur de croquettes qui servait, à chacune de ses approches, une bonne dose de nourriture, toujours d’une saveur différente. Environ trois fois par jour un détecteur de présence balayait l’intérieur de la maison. Si Achille était détecté, le téléviseur du salon s’allumait et diffusait des images d’oiseaux, de chatons, des bruits de cours d’eau et de vent entre les branches d’un arbre afin que le nouveau maître des lieux ne s’ennuie pas trop. La totalité du système était relié aux nombreux panneaux solaires installés sur le toit ainsi qu’à une batterie de secours d’une autonomie de deux semaines, elle-même réalimentée par l’énergie solaire lorsque celle-ci était à nouveau disponible. Toute la maison fonctionnait dans une logique de cercle vertueux de l’énergie où rien n’était gaspillé, où tout était recyclé.


Tel un Roi dans son palais, Achille était l’unique animal de la planète à vivre dans des conditions aussi avantageuses. Et il s’écoula dix ans sans que rien ne se passe d’autre dans sa vie de chat que de bons repas suivis de longues siestes.


C’est au premier jour de la onzième années que vinrent les Barms. Les Barms étaient une race extra-terrestre en provenance d’une planète gravitant autour de Proxima du Centaure. Race pacifique, contemplative mais résolument curieuse, les Barms découvraient une planète vidée de la race humaine mais dont les infrastructures encore fraîches trahissaient le passage.

Pour les Barms, il ne faisait aucun doute que s’il y avait une espèce intelligente sur la planète Terre, c’était celle des Felis silvestris catus. Comment un être marchant à quatre pattes et au langage manifestement réduit pouvait-il avoir conçu palais aussi moderne et confortable ? C’était là une évidence que les Barms devaient prendre en compte : le chat, maître de la Terre, était une espèce bien plus évoluée que là leur.


Pour le confort du lecteur, les dialogues qui suivent seront traduits du Barms au Français.

« Grand Commandeur, nous avons localisé le chef de cette planète. Il vit dans un somptueux palais et a pour esclave des automates fonctionnant à l’énergie électrique.
– Avez-vous réussi à nouer un dialogue ?
– Non, Grand Commandeur. L’individu en question refuse de nous adresser la parole.
– Comment ça, il refuse ?
– Oui. Lorsque nous nous adressons à lui, il nous regarde les yeux grands ouverts et nous pensons avoir son attention, mais systématiquement il finit par s’en aller alors que nous n’avons pas terminé de parler. Il arrive même qu’il se mette à faire sa toilette alors que nous sommes en train d’aborder des sujets cruciaux.
– N’oubliez pas qu’il est le chef de cette planète. Le pouvoir a tendance à rendre les gens quelque peu snob.
– Mais ça n’est pas tout, grand commandeur. Hier, nous l’avons vu exécuter sous nos yeux une créature innocente. Il l’a d’abord longuement torturée, la faisant sauter comme une balle entre ses pattes, puis a fini par la décapiter avec les dents.
– Bon sang mais n’avez vous pas pu vous interposer ?
– Nous… Nous n’avons pas osé, Grand Commandeur. Nous ne savions pas comment l’être en question allait réagir.
– Oh, par les cieux, nous n’aurions sans doute pas dû nous arrêter sur cette planète. Si cette espèce est aussi évoluée que nous le pensons et aussi cruelle que vous le dites, alors elle pourrait bien avoir envie de nous réduire en esclavage… ou pire !
– Ne devrions-nous pas nous enfuir, ô Grand commandeur ?
– C’est précisément ce que nous allons faire ! Je ne veux prendre aucun risque !»

À peine quelques minutes après cette échange, l’on entendit du coté de la maison d’Arnold une sorte de petit vrombissement. Un bourdonnement peu ou proue similaire à celui que faisaient naguère ces drones que l’on trouvait dans le commerce. Un petit aéronef, pas plus grand qu’un four micro-ondes, s’élevait dans le ciel. À son bord, les trente-huit membres d’équipage de la mission d’exploration Barms. Assis dans l’herbe, un rongeur coincé sous les pattes, Achille eut l’ébauche d’une pensée. « Quel étrange oiseau…  » songea-t-il avant de déguster sa proie.