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La Grande Porte
Les trois hommes faisaient face à la porte de fer. Immense, magistrale, impressionnante, elle était probablement déjà là à l’époque du grand-père de Milan et du grand-père de son grand-père. Ce qui se trouvait de l’autre côté faisait l’objet de rumeurs incroyables. Certains racontaient qu’elle cachait un trésor, des millions de pièces d’or, des rubis, des diamants… d’autres pensaient qu’elle dissimulait cette fameuse fontaine de Jouvence dont les livres parlaient. Sur sa façade était gravés des mots que personne ne savait lire. Tous les traducteurs du pays s’y étaient risqués sans jamais réussir à décrypter l’étrange langage.
Milan dirigeait cette équipe d’archéologues depuis bientôt dix ans. Fasciné par les cités antiques, il exultait d’avoir pu mettre la main sur pareil trésor. Et malgré toutes les fouilles qu’il avait entreprit au cours de sa vie, toutes les recherches qu’il avait supervisées, cette découverte-ci, celle qu’il avait devant les yeux, n’était pourtant que le fruit du hasard. Des gosses, deux frères, en jouant aux billes, avaient fait tomber leurs calots au fond d’une fissure minuscule dans la roche. C’est lorsqu’ils avaient raconté à leur père que le trou devait être très profond puisqu’ils n’avaient pas entendu l’impact des billes sur le sol que les choses avaient vraiment démarré. Le père des deux gamins, c’était Alvar Virtanen, l’éminent écrivain. Fort de sa notoriété, il avait un réseau d’amis parmi lesquels comptait Milan Kiimamaa et c’était tout naturellement qu’il lui avait écrit pour lui demander s’il ne se trouvait pas justifié de pousser en avant quelques recherches archéologiques sur le site en question.
Il avait fallut huit années pour creuser aussi profondément. Huit ans pour établir des galeries suffisamment larges pour qu’un homme puisse s’y tenir debout et suffisamment profonde pour gagner la grande porte. Et aujourd’hui, Milan et son équipe allaient enfin la franchir. Depuis dix mois, un bataillon du génie civil se relayait pour percer le mécanisme de la porte. Pour qu’elle soit aussi épaisse et solide, le trésor qu’elle renfermait devait forcément être fabuleux, et Milan, même s’il n’avait jamais été gagné par la cupidité, ne voyait pas d’un mauvaise œil l’idée de faire fortune.
Quand elle céda enfin, ce fut un mélange de surprise et de déception. Une forte odeur métallique couplée à des émanations terreuses fit reculer les explorateurs qui ne se risquèrent à revenir qu’après s’être équipés de masques. Il y avait là un long corridor. Une sorte de coursive à la droite et à la gauche de laquelle se trouvait empilés là comme des casiers métalliques qui semblaient eux-mêmes verrouillés dans les règles de l’art.
Il fallut un an de plus pour venir à bout du mécanisme des casiers, et c’est peu après que les gens commencèrent à tomber malade. Milan et son équipe furent parmi les premiers à ressentir des symptômes. Vomissements, perte de cheveux, douleurs abdominales, diarrhées, hémorragies. Les corps des explorateurs semblaient se décomposer comme des cadavres cependant que leurs cœurs battaient encore. On parla de malédiction.
Quelques temps plus tard, on finit par déchiffrer l’inscription à l’entrée de la porte. C’était une langue morte depuis des décennies. De l’ancien finnois, du temps du moteur à explosion et des débuts de l’informatique, bien avant le grand effondrement. Il était écrit « Vous qui entrez ici, vous ne trouverez que mort et désolation. »
Trois milles ans après qu’elle ait été scellée, une bande d’explorateurs inconscients avaient rouvert la porte du site d’enfouissement de déchets nucléaires d’Onkalo, en Finlande.
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Un cadavre lubrique
— Allez, quoi ! Vous êtes à la retraite, vous n’écrivez plus rien, vous pouvez bien me filer un coup de pouce !
— Foutez-moi le camp ou j’appelle la police !
Cezar Gregoriu n’était pas du genre à appeler la police. Dans sa jeunesse, les types en uniforme, on les appelait le moins possible, et quand ils s’invitaient chez vous, ça n’était jamais bon signe et ça se terminait souvent à l’hôpital. Sauf que ça faisait plus d’une heure que cette gamine tambourinait à sa porte. Comment avait-elle obtenu son adresse ? Comment était-elle passée au travers du service de sécurité ? Qu’est-ce qu’elle lui voulait ? Cezar s’en moquait. Il était vieux et voulait juste finir sa vie tranquillement, sans qu’une petite conne de vingt ans, le visage enfariné de fond de teint, ne vienne le réveiller au beau milieu de sa sieste.
— Monsieur, s’il vous plaît ! Laissez-moi entrer !
— Pas question !
— Si vous me laissez entrer, je vous taille une pipe.
On a beau avoir quatre-vingt-onze ans, il reste toujours quelque chose de l’ordre du souvenir qui se trimballe au fin fond de nos gonades. Appelez ça un réflexe conditionné, de la nostalgie ou tout simplement l’instinct, toujours est-il que Cezar était peut-être un homme très vieux, mais il était toujours un homme avec tout ce que cela implique de vulnérabilité face au sexe faible.
— Quand vous dites que vous me taillerez une pipe, est-ce que j’ai bien compris de quoi il s’agit ?
— Je vous sucerai la queue, ouais ! Je vous ferai faire le tour du fond de ma gorge, je vous cajolerai le colosse avec la langue et le palais, pourquoi ? Ça veut dire autre chose, pour vous ?
— Non non… Je voulais être bien sûr.Fébrile, Cezar s’empara du trousseau de clefs planqué dans le tiroir de la table basse et se mit à chercher celle qui ouvrait la porte d’entrée.
« Ah, bordel, mais c’est pas vrai qu’à l’époque de l’Internet et des voyages sur Mars, je me coltine encore ces foutues clefs à la con, bordel de bordel ! NE PARTEZ PAS HEIN ? J’OUVRE ! J’ARRIVE ! Aaaah bon sang, mais c’est pas celle-là non plus ! Qui c’est qui m’a foutu une saloperie de trousseau pareil, saloperie, on dirait un casse-tête chinois, je t’enverrai tous ces escrocs de serruriers au goulag, moi ! VOUS ÊTES ENCORE LA ? VOUS PARTEZ PAS, HEIN ? J’Y SUIS PRESQUE ! »
Après plusieurs longues minutes de panique et de transpiration, Cezar parvint enfin à trouver la bonne clef et la porte s’ouvrit.
Sibylle avait vingt et un ans, tenait un blog, et avait pour objectif de devenir un écrivain célèbre. Chaque fois qu’elle publiait un texte de son cru, ses huit-cents amis Facebook « aimaient ça ». Alors certes, ça lui flattait l’ego, mais elle se doutait qu’il y en avait beaucoup, parmi ceux qui cliquaient sur « j’aime », qui ne lui passaient la brosse à reluire que parce qu’elle était très jolie. Et si Sibylle était tout à fait consciente de sa beauté, c’était pour son talent qu’elle voulait être reconnue.
Assise sur une chaise, devant un Cezar Gregoriu surexcité, Sibylle regardait le prix Goncourt accroché au mur. Elle se demandait à quel endroit de son studio il serait le mieux placé pour que ses amis le voient. De toute façon, avec un
Goncourt en poche, on habite plus dans un studio. On accroche son prix au-dessus de la cheminée de son ranch, et lorsqu’on donne des cocktails, tout le monde peut le voir .
— C’est qu’une babiole sans intérêt.
— Quoi, le Goncourt ? Pas de fausse modestie avec moi, monsieur Gregoriu. Vous pouvez être fier ! Vous êtes un écrivain exceptionnel, je vous admire…
Cezar avait beau ne pas être insensible à la flagornerie, ce qui l’obsédait, c’était cette bouche pleine de rouge à lèvres violet. Il s’imaginait lui faire subir des tas de saloperies depuis qu’il savait qu’elle s’ouvrirait pour lui. La culpabilité, il s’en soucierait après coup. Et puis bon, elle était majeure, il n y avait rien d’illégal là-dedans, et ça n’était pas à son âge canonique qu’il allait commencer à se poser des questions morales sur sa pratique sexuelle.
— Dites, ce que vous avez dit, avant que je vous ouvre…
— Ce que j’ai dit à quel propos ?
— Eh bien… hum hum… De l’usage de votre bouche pour…
— Oh…
Ce « oh » supportait à lui tout seul toute la tristesse du monde. C’était un « oh » qui en disait long. Un « oh » qui signifiait « je pensais que cette histoire de fellation était déjà oubliée, vous me décevez monsieur Gregoriu, moi qui vous estimais tant, vous n’êtes au fond qu’un vieux dégueulasse lubrique nonagénaire. Oh, je vais tenir parole, mais c’est en me détruisant que je vous ferai prendre du plaisir. »Au prix d’un effort harassant, Cezar Gregoriu se ressaisit et finit par laisser échapper :
— Rah ! Laissez tomber cette histoire de pipe…
Aussitôt, la tristesse quitta le visage de Sibylle qui sortit un chewing-gum de sa poche et se mit à le mâcher en souriant. Cezar eut alors la désagréable impression de s’être fait baiser, ce qui au vu de la situation ne manquait pas d’ironie.
— Attendez, je vais passer un vêtement un peu plus chic ! lança Cezar avant de disparaître dans sa chambre à coucher.
Environ quinze minutes plus tard, il en ressortit habillé avec le smoking qu’il avait porté pour ce festival de Cannes où l’on avait joué une adaptation du Fumeur des abattoirs, son premier roman à succès. En allant s’asseoir aux côtés de Sibylle, Cezar aperçut son reflet dans la baie vitrée. Un cadavre en smoking. Un macchabée qui porte un costume pour tenter d’impressionner une petite jeunette. Ça lui en aurait inspiré, des histoires dégueulasses, à l’époque où il écrivait encore. Il se serait même probablement payé sa propre tête. Il imaginait déjà l’incipit. «Ce vieux dégueulasse de Cezar portait un costume usé s’imaginant ainsi impressionner la jeune fille. Il faisait partie de ces hommes qui ont dans l’idée qu’un vêtement change ce qu’ils sont. Autant demander à un étron d’arborer un Steston pour avoir la classe. »
— Je voudrais devenir romancière, monsieur Gregoriu.
— Ah ? C’est très bien ça ! Très très bien ! Et tu as un petit copain dans la vie ?
— J’écris déjà depuis l’âge de huit ans…
— Ah ? Parfait ! Parfait ! Ils sont mignons comme tous, ces petits roploplos dis donc…
— Je voudrais que vous me donniez des conseils pour devenir la meilleure.
— Ah ben oui ! Tu as un bien joli cou, tu sais ? Oh, j’ai bien envie de lui faire des petits bisous !
— Monsieur Gregoriu, vous n’écoutez pas un mot de ce que je vous raconte.
— Si, bien sûr que si ! Tu… Tu as des petits roploplos qui… Non, tu voudrais que je te fasse des bisous, heu… Tu n’as pas de petit copain et…
La gifle partit à la vitesse de la lumière et, à part Jean-Paul Belmondo, personne ne sait mieux gifler qu’une femme. Celle de Sibylle fit un bruit de fouet. Un CLAC bien sec, bien humiliant. À peine Cezar s’était-il rendu compte de ce qu’il venait de se passer que Sibylle avait déjà replacé sa main sur sa cuisse gauche. Les femmes n’allongent pas le coup. Y a pas de frime dans la gifle d’une femme. Les femmes frappent, rengainent, et attendent que la honte fasse son effet.
— Bouhouhou, pardon ! Pardonnnnn ! Je ne suis qu’une merde ! Bouhouhou !
— Bon bon, calmez-vous, c’est oublié, passons à autre chose.
— Bouhouhou je ne suis qu’un vieux dégueulasse pervers, je vais bientôt mourir et ça sera bien fait pour moi ! Personne ne va me regretter ! Bouhouhou !
— Allons, calmez-vous monsieur Gregoriu… Bon, je m’excuse pour la gifle, mais vous deveniez vraiment lourd.
— Bouhouhou, et personne ne veut plus me prendre dans ses bras ! Bouhouhou…
— Mais si, mais si… Bon regardez, je vous prends dans les miens. Là… Là… ça va mieux maintenant ?
La tête coincée entre les nichons de Sibylle, Cezar Gregoriu se sentait comme en cure thermale. Son petit pénis flétri par l’âge durcissait péniblement au fond de son caleçon. Il semblait dire « Vas-y mon pote ! Baroud d’honneur ! »
Si Cezar Gregoriu avait finit par accepter de conseiller Sibylle, c’était pour deux raisons. La première, il ne faut pas se mentir, c’est parce qu’il espérait toujours secrètement qu’il finisse par se passer quelque chose entre eux. La seconde, c’était qu’il n’avait au fond rien d’autre à faire sinon attendre la mort en pestant devant la télévision. Alors finalement, attendre la faucheuse en compagnie d’une paire de petits seins à croquer, ça n’était pas si mal comme deal.
— Voici Rivière d’âmes, l’une de mes nouvelles qui a le mieux fonctionné sur Twitter. Elle a été retwittée plus de cinquante fois. Et ça, c’est Rêve d’amour, mon poème qui a été liké soixante-neuf fois et partagé quarante et une fois sur Facebook.
— Oh, ben, je crois que ça va aller beaucoup plus vite que ce que je pensais pour t’aiguiller dans le bon sens, ma cocotte.
— Ah, pourquoi ça ?
— Tes titres, là, c’est ni fait ni à faire ! Bon sang, avec des titres pareils tu vas finir étiquetée « littérature féminine » ! Y a rien de pire ! Tu pourras réussir à faire carrière, mais à chaque fois qu’on mentionnera ton nom, ça sera avec un sourire en coin. Tu deviendras un objet de plaisanterie, on te ridiculisera dans ton dos, tu finiras comme une caricature !
— Mais c’est horrible ! Tout ça à cause d’un titre ?
— Le titre, ça joue à plus de 90% dans le succès d’un livre ! Un bon bouquin avec un mauvais titre, c’est un bordeaux millésimé dans une bouteille en plastique ! C’est peut-être bon, mais ça donne pas envie ! Imagine si Victor Hugo avait choisi d’appeler ses Misérables « Les histoires de Cosette et Gavroche » !
— Mais le titre ne fait pas tout !
— Non, bien évidemment ! Mais c’est déjà un bon début ! Après, ma foi… C’est une question de talent. On l’a ou pas. Et je ne peux rien pour toi à ce sujet.
De l’avis de Cezar Gregoriu, une vie difficile et un bon sens de l’humour étaient les meilleurs ingrédients pour faire un écrivain talentueux. Une vie rude, parce que pour avoir quelque chose à raconter, il faut avoir été éprouvé, connaître ainsi la nature profonde des sentiments tels que le désespoir, le renoncement, le cynisme et l’amertume. On ne parle bien que de ce que l’on connaît. Un bon sens de l’humour parce que sinon, on devient vite chiant à écrire son cafard. Les lecteurs ont besoin, pour aimer un livre, de sentir que l’écrivain ne subit pas sa vie mais qu’il la comprend et qu’il l’emmerde.
— C’est vraiment beau, la manière que vous avez d’en parler…
— Oh, je… Héhé ! Déformation professionnelle, on va dire !
Après tant d’années de célibat, Cezar avait oublié ce pouvoir qu’ont les mots sur la gent féminine. Il se souvint de cette phrase de Marguerite Duras, « Les femmes jouissent d’abord par les oreilles », et se mit à discourir sur la littérature, la poésie, la race humaine, un peu la politique et beaucoup l’amour contrarié devant une Sibylle émerveillée dont il sentait qu’elle entrait en son pouvoir.
En pénétrant dans l’appartement de Cezar Gregoriu, Sibylle s’attendait à trouver beaucoup de choses, mais certainement pas des orgasmes. Deux, exactement. Ce fut sur le second que Cezar Gregoriu rendit l’âme. Il fit « Haaan » puis « ooh » puis « argh » et puis plus rien. Ses yeux exorbités fixaient le plafond et son visage était fendu d’un large sourire victorieux. À l’intérieur de sa carcasse, son âme se faisait la malle. Elle éteignait les lumières, reprenait la clef sous le paillasson, et s’adressant une dernière fois à cette charpente dans laquelle elle avait habité neuf décennies, elle dit : « On a fini par l’avoir, cette cochonne ! »
Sibylle reprit doucement ses esprits. Il faut dire que les orgasmes avaient été d’une puissance déroutante. Pourtant, des hommes, dans sa vie, elle en avait eu plus d’une vingtaine. Elle savait ce qu’était capable de faire un homme avec son corps, mais avec Cezar, ça avait été radicalement différent. Cezar l’avait fait pré-jouir avec ses mots bien avant l’acte charnel. Sauf que maintenant, elle se retrouvait à califourchon sur un cadavre de vieux, et l’érotisme de la situation s’étiolait doucement dans l’atmosphère lugubre de la chambre de l’écrivain.
On appelle « principe » une règle relative à la morale et qui définit la meilleure manière d’agir. On ne peut pas dire que Sibylle se soit sentie étouffée par les principes alors qu’elle fouillait l’ordinateur de Cezar avant de quitter son appartement sur la pointe des pieds, mais ce qu’elle y avait trouvé lui avait tout de même permis de rafler le Renaudot. C’est fou ce que ça peut jeter, un écrivain. Elle avait déniché un dossier nommé « Rebus » dans lequel Cezar stockait des romans inachevés, des idées en l’air, des poèmes ainsi que des nouvelles sans fin. En articulant tout cela, elle avait pondu un roman au titre éloquent : Un cadavre lubrique. L’histoire d’un vieil écrivain libidineux qui vendait son âme en échange de quelques instants de plaisir avec une jeune étudiante ambitieuse.
Lorsque la journaliste du « Magazine littéraire » lui tendit le micro et lui demanda d’où lui venait son génie, Sibylle sourit et répondit : « Je dirais qu’en premier lieu, il faut trouver un bon titre. Ensuite, l’histoire vient toute seule pourvu qu’on ait eu la vie rude et qu’on soit doté d’un bon sens de l’humour. » -
Gentleman
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La roulotte
J’avais déjà fait cette promenade. Peut-être deux ou trois fois. Je partais généralement le matin aux alentours de dix heures, je marchais rapidement depuis le hameau du Climont pour arriver vers midi au sommet de la montagne du même nom. Le Climont, ou Weinberg en Alsacien et en Allemand, est une montagne du massif des Vosges d’environ mille mètres. À sa cîme trône la tour Julius, une tour d’observation érigée par le club vosgien en 1897. L’Alsace était alors allemande.
J’avais proposé à ma petite amie une sorte de bivouac. L’idée était que nous partions ensemble à l’assaut de cette petite montagne et que nous passions là nuit là-haut. J’avais dégoté sur un site marchand une tente et un sac à dos grand modèle. Je comptais sur cette petite nuit en amoureux bien à l’écart du monde moderne pour demander Céline en mariage. Nous étions ensemble depuis moins d’un an, mais j’en étais certain : elle était la bonne.
Mon sac à dos pouvait contenir près de soixante kilos de matériel mais je ne l’avais rempli que de moitié. La tente, de l’eau et de la nourriture – des plats lyophilisés, de cette sorte de plats qui ne prend pas plus de place qu’une feuille de papier – , un kit de premier secours, nos deux téléphones chargés à bloc et un briquet, dans le cas où nous aurions envie d’allumer un feu.
Le temps était parfait. Un beau soleil de mai, une température de vingt degrés, aucune ondée n’était prévue avant plusieurs jours, nous avions tous deux passés une excellente nuit et nous partîmes, joyeux, aux alentours de dix heures.
Il restait peut-être un kilomètre avant que nous n’atteignons le sommet de la montagne quand Céline m’interpella de sa petite voix chantante. « Tu as vu ? Comment ça a pu arriver ici ? » Du doigt, elle pointait une roulotte posée entre deux bouleaux à une cinquantaine de mètres du sentier où nous nous trouvions. La largueur des chemins pour gagner la tour ne dépassait pas un mètre, il s’agissait globalement de raidillons sur lesquels aucun véhicule, à l’exception peut-être d’un VTT, n’aurait pu circuler. Y tirer une caravane, ou cette sorte de roulotte semblait impossible. « Ils ont dû amener ça ici en pièces détachées et tout monter sur place ! » dis-je en haussant les épaules. Céline parût peu convaincue par mon explication et nous continuâmes notre marche.
Tout en haut de la tour Julius, le panorama était magnifique. Le temps, dégagé, laissait même entrevoir au loin les Alpes Suisses. Alors que Céline contemplait le paysage, je posai un genou à terre et sorti de ma poche la bague de fiançailles que je lui destinai. Des larmes, des rires, de longs baisers, et puisque nous étions seuls, comme des seigneurs des temps jadis surplombant le monde du haut de leur château-fort, nous fîmes l’amour.
C’était ce genre de tente qu’on lance et qui se déplie toute seule en l’air en une seconde. Je n’ai jamais été très doué avec mes mains et ce genre d’astuce pour paresseux me convenait tout à fait. J’avais ramassé du bois mort et m’étais risqué à allumer un feu malgré l’interdiction d’en faire en forêt. Et même si nous étions dans les Vosges au printemps et non dans les Alpes en plein été, j’avais par précaution entouré mon brasier de grosses pierres trouvées ça et là. À la tombée de la nuit, l’air se fit plus frais et je me félicitai d’avoir eu cette idée.
Il était autour de deux heures du matin lorsque l’averse nous réveilla. De lourdes gouttes mitraillaient la toile de tente et avant même que je puisses ouvrir la bouche pour faire remarquer que la météo ne prévoyait pourtant pas de pluie avant la semaine prochaine, nous sentîmes le sol glisser sous nous. Je n’avais bien évidemment pas pris la peine de creuser de rigole. Hier encore, la terre était sèche et le ciel clair. Et maintenant, nous sentions que la tente était sur le point de s’échapper de son emplacement. En pleine nuit, sans même un imperméable, nous étions à la merci des éléments et ces derniers se montraient soudain très menaçants.
« La roulotte ! » avait crié Céline en écarquillant les yeux. C’était notre ultime salut. Si nous la trouvions ouverte, nous pourrions nous y réfugier et y passer le reste de la nuit. Le lendemain, je prendrais soin de laisser un mot à l’endroit du propriétaire, lui expliquant notre mésaventure, l’averse, la providence qui plaçait sur notre chemin ce refuge sur roues, et comptant sur sa compréhension car après tout, nous n’avions fait que lui emprunter son hospitalité pour une nuit sans rien déranger. Mais encore fallait-il que la roulotte ne soit pas verouillée.
Le kilomètre qui séparait la roulotte de notre campement se fit beaucoup plus vite dans le sens de la descente. Nous étions trempés de la tête aux pieds lorsque nous arrivâmes à destination. Je tendis la main pour clancher et la porte s’ouvrit sans la moindre résistance. « Alléluia ! » lança Céline, et nous nous engoufrâmes à l’intérieur.
C’était une magnifique pièce toute en boiseries composée d’un lit double, d’un coin repas, d’une petite cusine et d’une salle de bain munie d’un siège WC et d’une douchette. Dans les espaces de rangement situés au-dessus des lits, nous trouvâmes des serviettes de toilettes dont nous nous servîmes pour nous sécher. Il était incroyable que le priopriétaire ait laissé ainsi son bien à disposition du premier venu. Il ne pouvait s’agir que d’une étourderie. Le garde-manger était rempli de conserves et de bouteilles d’eau en verre. « Nous ne mourrions pas de faim si nous devions rester coincés ici plusieurs jours ! » lançai-je en riant. Je ne croyais pas si bien dire.
Le lendemain, je fus tiré de mon sommeil par Céline qui m’agrippait le bras et me le secouait. « Regarde ! Oh mon Dieu, regarde ! » Son doigt pointé sur l’une des trois fenêtres de la roulotte tremblait. Je me frottais les yeux. De l’autre côté de la vitre, un ciel rouge dominait un paysage désertique fait de sable et de roche. Pas un animal, aucune végétation, rien ne semblait vivre dans ce décor apocalyptique. Avant que j’ai eu le temps de l’en empêcher, Céline empoigna la clanche et ouvrit la porte de la roulotte. Elle passa la main au dehors et se mit à hurler. Je l’attrapai aussitôt par les épaules, la tirai à l’intérieur et refermai la porte d’un coup de pied. Son avant bras semblait comme roussi par un violent coup de soleil. « J’avais l’impression d’avoir plongé le bras dans de l’eau bouillante ! » me dit-elle en pleurant.
Le matin suivant, et les jours d’après, chaque monde au dehors était un monde différent. Tantôt glacé tantôt brûlant, tantôt obscur tantôt éblouissant. Et nous, cloitrés dans notre prison sur roues, nous étions comme protégé par une force invisible qui interdisait mystérieusement à l’atmosphère extérieure de venir corrompre celle de notre abri.
Lorsqu’au bout d’une semaine le paysage qui nous apparut au réveil fut celui d’une vaste forêt verte au travers des arbres de laquelle nous distinguions un beau ciel bleu, nous n’hésitâmes pas une seule seconde à sortir, trop heureux d’être enfin rentrés chez nous. Mais après une heure de marche au milieu d’une épaisse végétation, lorsque la forêt se fit plus clair et que nous pûmes enfin observer le ciel, ce que nous y découvrîmes nous glaça le sang. Il y avait trois soleils qui brillaient dans le ciel.
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Histoire d’un rencard
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La capsule
« Ce foutu virus aura ma peau ! » éructait Jacques Moine entre deux quintes d’une toux sanglante. Pâle comme un linge, alité depuis plus de deux semaines, on l’aurait facilement pris pour un cadavre. Un cadavre dont le fiel qui gorgeait son âme nihiliste agissait sur lui comme une sorte de rempart contre la maladie. Moine allait crever, il le savait et s’en réjouissait, mais beaucoup plus lentement que les autres. Ceci dit, arrivé un certain âge, vaut mieux mourir. Ce qui reste de ce qu’on a été ne vaut pas la peine d’être vu. Un fossile, porté aux nues par toute une génération de lecteurs idiots qui n’avaient pas compris que l’ œuvre de sa jeunesse valait mille fois celle de ses vieux jours. Bien plus transgressive, plus piquante, et tellement plus intelligente. En vieillissant, Moine avait pourri. Il avait lâchement cédé aux sirènes du conformisme et s’était mis à écrire de la merde, comme son éditeur le voulait. Pile dans l’air du temps, des romans sandwichs desquels Ruquier pouvait dire, en faisant semblant de les avoir lus, « qu’on ne pouvait plus les lâcher une fois commencés ». Moine avait fait mai 68, il avait érigé des barricades au nom d’un interdit d’interdire foulé au pied par les descendants de son idéologie libertaire. Des héritiers devenus plus moralistes, plus puritains que les pires grenouilles de bénitiers des années 50 contre lesquelles Moine s’était battu.
Le soir, avant de se coucher, Moine avait pris l’habitude de cracher à la face de son reflet dans le miroir. « Pauvre merde » sifflait-il pour lui-même. Sur les quarante-trois livres qu’il avait écrit, seuls les trois premiers étaient à son sens des œuvres majeures. « Sédition », « La fin » et « L’usurier » avaient un sens, voulaient dire quelque chose, transmettaient un message, une morale, forçaient le lecteur à la réflexion. Et tout ce qu’il avait écrit après cela n’était que du vent.
Ce qui rongeait Jacques Moine, en plus de la maladie, c’était l’idée qu’il laisserait une postérité médiocre. Car s’il pouvait encaisser toutes les futilités médiatiques qui l’aidaient à remplir son compte en banque, il se rongeait l’âme à l’idée de laisser de lui l’image d’un écrivain plat et soumis. Alors il avait songé à la capsule temporelle.
L’idée était d’enterrer une capsule en métal hermétique à cinq mètres de profondeur. Laquelle serait remplie des œuvres non-publiées et totalement inconnues du public de Jacques Moine. Trois manuscrits qu’il avait écrits dans ce but précis, celui d’être découvert longtemps après sa mort afin qu’il soit célébré comme l’écrivain majeur du XXIè siècle. Un mythe, voilà ce qu’il voulait devenir.
Et puis il y avait eu le virus H5N1-dièse. La Grande Faucheuse, comme les médias l’avaient surnommé. Il avait généré une épidémie à côté de laquelle celle des années Covid passait pour une promenade de santé. Un virus contagieux, mortel dans 80 % des cas de contamination, issu d’une mutation du déjà très dangereux H5N1. Et Moine l’avait chopée, cette satanée maladie. Il était en phase 3. Toux, vomissements, maux de tête, fièvre. La phase 4, ça serait les convulsions, la perte de la raison, puis viendrait la phase 5, la phase terminale. Hémorragie cérébrale, liquéfaction des organes internes, décès.
Moine s’en foutait. Il était vieux et sa vie était derrière lui. Mourir d’une maladie de ce type ou d’un cancer, quand on a 90 ans, quelle différence ?
Au prix d’un effort harassant, et écrasé par plus de quarante degrés de fièvre, il s’extirpa de son lit, tout dégoulinant de sueur, et se traîna jusqu’à l’entrée de son manoir où il avait déposé, quelques jours plus tôt, sa capsule temporelle prête à être scellée .
Toute ma potentielle postérité réside dans ma capacité à ne pas mourir avant d’avoir enterré cette maudite capsule, songea l’écrivain, envahi par une angoisse dévorante. Il avait tout prévu. Dehors, l’attendait une pelleteuse qu’il avait louée le mois passé. Pas question pour lui de creuser à la pelle un trou de trois mètres de profondeur. Il aurait fait une crise cardiaque au bout de trois pelletées. Il avait apprit à conduire ce type d’engin au cours de sa jeunesse prolétaire, et c’est avec beaucoup de difficulté qu’il réussit à grimper à son sommet.
Moine avait choisit une magnifique petite clairière pour y enterrer son message aux générations futures. En plus des trois manuscrits, il laissait une lettre qui expliquait ses renoncements, sa lâcheté et sa démarche d’écrivain en quête de repenti. Il fallut moins d’une quinzaine de minutes pour qu’un trou suffisamment profond soit creusé. La capsule y fut déposée, et lorsque Moine se leva pour s’assurer depuis le poste de pilotage de son engin qu’il pouvait maintenant combler le trou, son cœur se serra. C’était la faucheuse qui venait clôturer son compte. Moine s’effondra sur le côté, chuta du haut de la pelleteuse et s’écrasa pile à l’emplacement où gisait, quelques mètres plus bas, sa précieuse missive temporelle. C’est à ce moment là que la pluie se mit à tomber.
Au bout de quelques heures d’une pluie battante, les monticules de terre déposés par la pelleteuse sur les côtés du trou finirent par s’affaisser puis s’effondrèrent complètement, recouvrant et la capsule et le cadavre de son propriétaire.
La pluie tomba trois jours et trois nuits durant, et lorsqu’enfin le soleil perça entre les nuages, il ne restait plus le moindre indice pouvant laisser penser qu’on avait un jour creusé par ici, à l’exception de la pelleteuse, laquelle fut rapatriée deux jours plus tard par un agent de la société de location, toussant et crachant du sang, et qui creva le lendemain du même mal qui avait emporté Moine.
Des siècles s’écoulèrent. L’humanité, annihilée à plus de quatre-vingt dix pour cent à cause de la pandémie se remit péniblement de cette catastrophe. Aux alentours de l’an 3000, la planète Terre comptait cent millions d’êtres humains, contre seulement quelques centaines de milliers d’âmes à l’issue de l’épidémie.
Noyle était de ceux-là. Le monde dans lequel il grandissait était un monde vivant, jeune, intrépide. La baisse drastique de la population avait engendré chez l’Homme une frénésie de vie, de savoir et de spiritualité qui avaient mis un terme à ce qu’avait été jadis la société de consommation. Il y avait les avantages de la science, de la technologie sans ses inconvénients. L’usage de l’électricité, bien qu’existant, restait rare. Ce qui avait été naguère la France était désormais un large territoire composé d’une myriades de petits bourgs connectés entre eux par le commerce des denrées cultivables. Les trains sillonnaient le pays et chaque village, même le plus petit, avait sa gare. L’automobile, vestige de la société autodestructrice du 21e siècle, n’avait plus sa place qu’au milieu d’un musée. Il faisait bon vivre dans ce monde peu peuplé, donc peu en clin aux guerres, et où chacun avait la possibilité de se nourrir grâce au fruit de son travail. L’écrasante majorité de l’humanité était paysanne. Le plus noble des métiers de l’époque. Mais pas Noyle.
Noyle était passionné de littérature. Celle du 19e et du 20e siècle. Évidement pas celle des années vides, comme il aimait à qualifier le début du 21e siècle et son néant littéraire, où l’entre-soi bourgeois ne produisait plus que des livres de qualité médiocre, issus du plus consternant des népotisme. Noyle enseignait l’histoire de la littérature à l’université, mais son violon d’Ingres, c’était une sorte d’archéologie bien particulière.
Cela faisait presque trente ans qu’il s’échinait à retrouver des écrits perdus, des joyaux d’une littérature antérieure à ce grand Chaos qui avait remis de l’ordre dans les crânes. Et il en était sûr, le vieux Jacques Moine avait dû planquer quelque part des écrits inédits des plus subversifs. Noyle connaissait tout de l’œuvre de Moine. « Sédition », « La fin » et « l’usurier » avaient bouleversé sa vie et sa vision du monde comme seuls les livres de génie savent le faire. Dans ce qu’il restait d’archives, il avait rassemblé un certain nombres d’indices, de déclarations énigmatiques de Jacques Moine qui le laissait penser que l’écrivain avait forcément dû laisser, planqué quelque part, un genre de message pour la postérité. Noyle savait où Moine avait vécu ses derniers jours et aujourd’hui, après presque dix ans passés à solliciter l’État, il venait d’obtenir la permission de fouiller ce qui avait été jadis la propriété de l’écrivain.
* * *
Noyle faisait face à une immense assemblée d’érudits. Debout devant son pupitre, il relisait son discours avec fébrilité. Il avait encore du mal à y croire. Il se revoyait, dix jours plus tôt, exhumant la capsule temporelle dans laquelle il avait découvert les oeuvres inédites de Moine. Il se souvenait de cette intense exaltation qu’il avait ressenti lorsqu’il avait compris qu’il venait enfin de mettre la main sur ce trésor tant convoité. Et aujourd’hui, face à un public d’érudits venu des quatre coins du globe pour entendre ce qu’il avait à dire, il tremblait.
Noyle était pourtant loin d’être anxieux de nature, et ces tremblements n’étaient pas le fruit de l’angoisse que tout un chacun peut ressentir au moment de s’exprimer en public. Ils étaient d’un autre ordre. En relisant ses notes, il suait à grosses gouttes. Il sentait sa transpiration perler le long de son dos et tremper sa chemise. Et il avait chaud, oh comme il avait chaud.
Dans ses veines se multipliait la Grande Faucheuse, virus endormi des siècles aux abords d’une carcasse d’écrivain à demi-fossilisée qui, mélangée à l’humidité de la terre, lui avait servi de glacière.
Noyle avait terminé son discours. Il avait envie d’écourter les mondanités pour aller prendre le lit. Mais avant cela, il consenti tout de même à aller serrer quelques mains.
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L’appareil
J’avais trouvé l’appareil dans un vide-grenier au début du mois de septembre. Une jolie Retinette de chez Kodak, modèle 1954. Un bel appareil argentique comme on n’en fait plus. Mon goût pour le vintage, alimenté par mon tempérament nostalgique, m’avait convaincu de l’acheter.
Il y avait d’abord eu le chat. Je nourrissais un matou presque sauvage qui s’aventurait souvent du côté de mon jardin et j’avais décidé d’en faire mon premier modèle. L’animal avait pris la pose avec docilité et j’avais effectué ainsi mes trois premiers clichés, plutôt réussis.
Après cela, je n’avais plus jamais revu le félin rôder autour de la maison. Mais les animaux, surtout lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, ont souvent la vie courte, et je ne m’étais pas davantage alarmé de cette disparition.
Quelques mois plus tard, j’avais entrepris de photographier une jolie tourterelle qui avait fait son nid au-dessus de ma véranda. Une réussite, encore une fois, malheureusement suivie d’une nouvelle disparition. J’avais trouvé, plusieurs jours après, au hasard d’une promenade, le cadavre à demi décomposé de l’oiseau gisant dans un fossé.
C’est après avoir réalisé une photo de mariage que j’ai compris. Les vingt-cinq personnes qui figuraient sur le cliché avaient toutes cassé leur pipe au lendemain de l’évènement. Et si je ne dispose d’aucune preuve me permettant de l’affirmer, j’ai l’intime conviction qu’ils ont tous rendu l’âme au même moment. À la seconde près.
L’appareil tuait donc qui se laissait immortaliser par sa pellicule. J’étais stupéfait par cette découverte et n’avais pu réprimer quelques sanglots en songeant à ce pauvre chat que j’avais condamné à mort. Mes victimes humaines, elles, me faisaient bien moins de peine. Le mariage de ploucs auquel j’avais assisté ne m’avait rien laissé entrevoir d’irremplaçable. Des ploucs qui se marient à d’autres ploucs pour donner des familles de ploucs qui à leur tour se reproduiront entre ploucs et produiront des générations de ploucs à l’infini. Pas de quoi verser une larme, sinon pour la tristesse d’une telle mécanique.
Après avoir pesé le pour et le contre, et bien réfléchi à ce qu’impliquait un tel pouvoir, j’avais pris le parti d’épurer autour de moi les fantômes de mon passé. Les persécuteurs du CM2, les voyous de ma cinquième, les racketteurs de ma seconde ; j’avais patiemment cherché puis trouvé ces sadiques de ma jeunesse afin de leur tirer le portrait. Un massacre.
Tout au long de ma vie et jusqu’à l’année dernière, j’ai méthodiquement assassiné tous ceux qui avaient un jour pu me taper sur le système. Les voisins médisants, les électeurs socialistes, les mamans prolos qui poussent leurs rejetons immondes dans des poussettes discount, les homosexuels qui pensent que la pratique de la sodomie est une opinion politique, les féministes, les lecteurs de Télérama et les auditeurs de France inter, petits prédicateurs de la vertu aux fesses sales. J’épurais dans la joie barbare que me conférait mon pouvoir magique.
Et puis il y a eu Jérôme. Ce salopard de Jérôme. Il y a dix ans, je l’avais surpris au lit avec ma femme. Ou devrais-je dire mon ex-femme, car la découverte de ces traîtres en train de jouer à la bête à deux dos avait inévitablement conduit au divorce. Je n’avais jamais pu oublier la trogne rigolarde de Jérôme lorsqu’il s’était aperçu de ma présence dans la chambre. Loin d’avoir honte, il s’était amusé de la situation, de ma colère, de ma détresse, de mon malheur. Le prendre en photo a été pour moi un grand moment de jouissance… Jusqu’à ce qu’à l’instant du développement, je découvre ma silhouette en arrière-plan, comme au travers d’un kaléidoscope.
Appelez ça la guigne, le mauvais sort ou le karma, mais j’avais appuyé sur le bouton de déclenchement alors que Jérôme passait devant la vitrine d’un miroitier. Vous avouerez que c’est une drôle manière de se suicider. -
Consolation par l’absurde
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L’oubli
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La voix de la raison